Les interventions en séance

Budget
31/01/2013

«Proposition de loi pour une fiscalité numérique neutre et équitable»

M. Jean Arthuis

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, messieurs les rapporteurs pour avis, mes chers collègues, je tiens en premier lieu à saluer la belle initiative et l’opiniâtreté de notre collègue Philippe Marini. Celui-ci a le mérite d’avoir permis l’inscription à l’ordre du jour du Sénat d’une question particulièrement sensible en ce début d’année. Je remercie M. le rapporteur et MM. les rapporteurs pour avis de l’éclairage qu’ils viennent de nous donner. Je remercie également Mme la ministre des précisions qu’elle a apportées et les engagements qu’elle a pris devant le Sénat. L’annonce récente de la fermeture du Virgin Megastore des Champs-Élysées, avec le plan social qui l’accompagne, est le signal brutal d’un bouleversement qui n’avance plus masqué et qui n’est pas assimilable à la seule crise économique que nous traversons. Le numérique est, avec la finance, l’une des expressions les plus achevées et les plus abouties de la globalisation. En moins de vingt ans, ce sont toutes nos habitudes de consommation, d’accès aux biens culturels notamment, qui ont été bouleversées par la dématérialisation et la généralisation de la vente à distance. Je ne cesserai de le dire, mes chers collègues, la mondialisation remet en cause des pans entiers de nos législations. En l’occurrence, le numérique est un défi majeur lancé à tous les États. Quelle que soit la rive de l’Atlantique ou du Pacifique concernée, l’activité de grandes firmes internationales, comme Google ou Amazon, interroge, et c’est peu dire, les Trésors publics des États et remet en cause la forme même de la territorialité de l’impôt. À ce point du débat, un constat simple et élémentaire s’impose. Dans une économie globalisée, il est absurde de taxer la production. L’absurdité confine parfois même au suicidaire. Taxer sans relâche la production, c’est inciter purement et simplement aux délocalisations, à l’asphyxie de l’activité économique et plus précisément à la désindustrialisation. La France en fait amèrement l’expérience. Notre ratio « valeur ajoutée industrielle dans la valeur ajoutée totale » est tombé à 12,55 %, nous plaçant juste devant Chypre et le Luxembourg parmi les dix-sept pays de la zone euro, contre plus de 26 % en Allemagne. Cessons donc, mes chers collègues, de taxer la production et taxons enfin ce qui est réellement imposable dans le cadre de nos frontières : les produits ! Je suis très réservé sur l’instauration de nouvelles taxes, car elles créeront de la complexité et ouvrir des voies à l’optimisation et à la fraude. À mes yeux, un seul impôt est adapté à cette fin : la TVA. Elle seule peut assurer aux États la conservation de leurs ressources et aux marchés la garantie de leur bon fonctionnement au regard des règles de concurrence et des exigences de compétitivité. Or, je ne peux que regretter que cette question de la TVA soit à ce point emblématique des incohérences européennes en matière de fiscalité du numérique, qu’elle soit à ce point révélatrice de nos contradictions et de nos frilosités sur le plan national ! En l’état actuel de la législation européenne, il est patent que les ventes à distances posent problème. Tout opérateur dont les ventes annuelles dans un pays autre que le sien n’excèdent pas 100 000 euros peut facturer la TVA au taux de son pays et en verser le montant au Trésor de son pays. Il est commode de le rappeler lorsque nous sommes interpelés dans l’une ou l’autre de nos assemblées. Néanmoins, mes chers collègues, le respect de ce plafond est invérifiable. Cette tartuferie profite amplement au Luxembourg. Au surplus, le Grand-Duché a obtenu une dérogation pour les transactions immatérielles : musique, téléphonie, plateforme de vente aux enchères. Il va ainsi pouvoir exercer un véritable dumping fiscal jusqu’en 2019, au détriment de ses partenaires européens. Au Luxembourg, je le rappelle, le taux normal de TVA est de 15 %. Je ne reviens pas sur les subtilités de l’assiette de la TVA sur le livre numérique telle qu’elle est pratiquée par ce pays. Le régime actuellement applicable confère au Luxembourg des dérogations totalement injustifiées. Dans le même registre, l’Irlande pratique un taux d’imposition des bénéfices des sociétés étonnamment faible, 12,5 %, contre une moyenne européenne supérieure à 30 %. L’Irlande, en difficulté budgétaire du fait de ce dumping, de cette pratique déloyale, n’hésitera pas à faire appel à l’Union européenne pour assurer l’équilibre de son budget ! Dans une telle guerre fiscale de chacun contre tous, il nous tarde de voir la directive de 2008 définissant les modalités du remboursement de la taxe sur la valeur ajoutée, ou directive TVA, entrer en vigueur de manière à assoir la perception de la TVA selon le barème du pays du consommateur, l’impôt étant perçu par l’État de résidence du consommateur et non plus celui du seul opérateur, au profit de l’État de domiciliation de l’opérateur. Évidemment, une fraction du produit de la TVA devra être allouée aux collectivités territoriales. Le commerce en ligne est un défi à la territorialisation de l’impôt. Nous devons donc concevoir un mécanisme équitable de répartition entre les États, les administrations locales et sans doute aussi des institutions culturelles. Aussi, mes chers collègues, je veux profiter de ce débat pour dénoncer l’incohérence et l’inconséquence de la Commission européenne et du Conseil européen sur ces questions. Il est inadmissible de menacer la solidarité des États membres en les assujettissant ainsi à des règles qui mettent en péril les budgets nationaux, au seul profit des optimisateurs en tout genre, sans doute aussi des fraudeurs. Cette complaisance insupportable est patente sur la TVA comme pour l’impôt sur les sociétés. Tartufferie encore ! Google est l’exemple absolu des pires comportements de passager clandestin de la fiscalité internationale. Cette société, filiale irlandaise du groupe américain, profite de son établissement domicilié aux Bermudes, référencé comme un paradis fiscal, pour effacer près de 4,5 milliards de dollars de son bénéfice déclaré en Europe, plus exactement en Irlande, bénéfice résiduel qui sera ensuite imposé à 12,5 %. En outre, pour éviter des taxes sur le transfert de siège, elle imagine le passage par les Pays-Bas, qui contribuent complaisamment à ce fameux mécanisme du « double sandwich ». C’est sans doute en raison de cette capacité à l’indulgence fiscale que les gouvernements de l’Eurogroupe ont désigné le ministre des finances néerlandais à la présidence de celui-ci… Certes, son prédécesseur était le ministre des finances du Luxembourg ! (Sourires.) On voit ainsi à quel point nos gouvernements sont attentifs à la prévention des conflits d’intérêts. Madame la ministre, je fais grief au Gouvernement de cette indulgence à l’égard d’un ministre qui pratique si spontanément, si promptement la complaisance fiscale et qui devient le complice de Google pour transférer 4,5 milliards d’euros aux Bermudes. Ce « double sandwich » nous semble bien indigeste quand on sait qu’une grande part de la renommée et du succès de Google est due à sa position dominante, voire quasi-monopolistique sur le marché des moteurs de recherche en Europe. Madame la ministre, mes chers collègues, osons le dire, l’absence de régulation européenne nous condamne à la gesticulation. Ce défi doit donc être assumé avec force et détermination par l’Union européenne. Peut-être parviendrons-nous à convaincre certains États membres de cesser de faire cavalier seul, notamment l’Autriche, qui s’apprête à signer avec les États-Unis une convention d’échange d’informations bancaires qu’elle refuse à ses partenaires européens. L’économie du numérique n’en est qu’à ses balbutiements, et son marché est déjà vicié de monopoles en tout genre, de fraudes insupportables et de distorsions de concurrence tellement impitoyables que nos entreprises et nos PME du numérique sont évincées alors même que les entreprises plus classiques du secteur culturel souffrent : éditeurs, libraires, disquaires au premier chef. Le mouvement que je viens d’esquisser n’est que les prémices d’une lame de fond, qui mettra à rude épreuve nos systèmes fiscaux. L’économie dématérialisée remet purement et simplement en cause le principe de la territorialité de l’impôt, et nous ne pouvons pas nous contenter de jeter un voile pudique sur cet enjeu majeur des décennies à venir. De nombreux travaux sont en cours et bien d’autres questions restent encore en suspens. L’OCDE a créé en son sein un groupe de travail depuis 1999, mais celui-ci est assez peu fertile, tant nous sommes impatients de connaître ses propositions. La mission demandée par le Gouvernement à Pierre Collin et Nicolas Colin a rendu des conclusions intéressantes, notamment en matière d’exploitation des données personnelles, mais elle peine encore, je le crois, à prendre la réelle mesure de la porosité de nos assiettes aux vagues de la mondialisation. Enfin, je tiens à saluer l’engagement de nos collègues de la commission des affaires culturelles, plus particulièrement de Catherine Morin-Desailly. L’Europe est le cadre naturel dans lequel ces questions doivent être résolues. Elle seule dispose des marchés numériques de taille suffisamment critique pour contraindre les entreprises telles que Google, Facebook ou encore Amazon à revenir à la table des négociations et à accepter une bonne fois pour toutes de contribuer, à juste proportion de leurs profits, au financement des politiques publiques. Je terminerai en disant que nous nous associerons à la motion tendant au renvoi du texte à la commission. Je me permets toutefois d’insister un point : il est urgent que nous nous retrouvions, madame la ministre, pour constater les avancées de la fiscalité numérique effective. (Applaudissements sur les travées de l’UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE et du groupe socialiste.)