Les interventions en séance

Droit et réglementations
Catherine Morin-Desailly 30/03/2010

«Débat sur la protection des jeunes sur les nouveaux médias»

Mme Catherine Morin-Desailly

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens à remercier la commission de la culture, de l’éducation et de la communication et son président d’avoir demandé l’inscription de ce débat à l’ordre du jour.
Cette initiative nous permet de prolonger le travail de fond que nous effectuons en commission et de revenir sur le rapport d’information de notre collègue David Assouline un an et demi après sa publication.
La question de la protection des jeunes face aux nouveaux médias est fondamentale à l’heure où ces derniers bouleversent tous nos repères et toutes nos habitudes. Elle a d’ailleurs été déjà évoquée la semaine passée, ici même, lors du vote de la proposition de loi visant à mieux garantir le droit à la vie privée à l’heure du numérique.
Aujourd’hui, bien sûr, le sujet est plus large et nous invite à réfléchir à l’ensemble des moyens, qu’ils soient ou non d’ordre législatif, afin de mieux protéger nos jeunes face à certains dangers liés aux nouveaux médias.
À la fin de l’année 2008, a eu lieu, aux États-Unis, le procès de Lori Drew, une Américaine de quarante-neuf ans qui s’était fait passer pour un jeune garçon sur MySpace, avec l’aide de sa fille Ashley. Cet adolescent fictif avait flirté en ligne avec une « amie » de sa fille, avant de la rejeter après plusieurs semaines par l’envoi d’un e-mail lapidaire : « Le monde serait meilleur si tu n’existais pas. ». L’après-midi même, la jeune adolescente était retrouvée pendue dans sa chambre. Lori Drew a été condamnée pour des délits de fraude informatique et harcèlement relatifs à la violation des conditions d’utilisation du site MySpace.
Ce fait, particulièrement tragique, met en exergue les dérives possibles des nouveaux médias.
Mes chers collègues, avant de vous livrer quelques pistes de réflexions en matière de protection, je pense utile de rappeler comment vit celle que l’on appelle la « génération digitale », en d’autres termes ces jeunes qui ont grandi dans le monde numérique.
Leur quotidien s’organise autour des sites de réseaux sociaux, des jeux en ligne, des sites de partage de vidéos, des MP3 et des téléphones mobiles. Ils écoutent rarement la radio, préfèrent programmer leur liste de musique sur leur iPod, regardent peu la télévision, qu’ils considèrent désormais comme dépassée, et retiennent plutôt le Web pour suivre leurs séries préférées. Ils téléchargent des films, « chattent » avec leurs amis via MSN, Facebook, et maintenant Twitter.
C’est au travers de ces nouveaux modes de communication, de ces nouvelles formes de culture, d’amitié, de jeu et d’auto-expression qu’ils arrivent à l’âge de la conquête de leur autonomie et qu’ils construisent leur identité. L’enjeu est donc de taille.
Différentes études menées sur le sujet permettent de dégager les grandes tendances des relations que les jeunes Français entretiennent avec les nouveaux médias.
La pratique s’est massivement généralisée et les usages se sont ancrés autour de deux pôles : la fréquentation de sites, principalement pour les travaux scolaires, et la communication à distance, près de 60 % des jeunes estimant important d’être connectés en permanence avec leurs amis.
Les jeunes ont intégré ces médias dans leur vie quotidienne, de façon régulière mais modérée, comme des services disponibles en fonction des priorités du moment. Ils n’ont en revanche pas d’idée précise sur leur impact sociétal.
En termes d’accès, près de sept jeunes sur dix utilisent Internet à la maison et 65 % déclarent ne jamais y avoir accédé depuis l’école.
Malgré leurs pratiques intenses et leur intérêt pour ces médias, ils se révèlent moins compétents qu’ils ne le pensent et ne le prétendent.
Enfin, dernier chiffre marquant, 85 % des jeunes souhaitent un contrôle accru sur le Net ; ils étaient 67 % à se prononcer en ce sens en 2000.
Les trois dernières données que je viens de citer indiquent les points sur lesquels il nous faut travailler.
Il n’est évidemment pas question de nier les apports des nouveaux médias que constituent la libération de la parole, la socialisation accrue, les sources diversifiées d’information, l’autonomie, le développement de certaines facultés artistiques ou scientifiques, mais il s’agit d’être attentif aux dangers que ceux-ci représentent.
Les premières conséquences peuvent porter sur la santé –manque de sommeil, exposition prolongée aux ondes, addiction – et favoriser à la fois la banalisation d’images violentes ou pornographiques et la déconnexion entre vie réelle et vie virtuelle.
J’ai eu l’occasion récemment de discuter de ce sujet avec le professeur responsable du centre de lutte contre les addictions au CHU de Rouen. Il me disait recevoir de plus en plus de jeunes frappés de dépendance sévère, phénomène pouvant mener jusqu’au suicide.
Les nouveaux médias ont aussi un impact sur le rapport aux valeurs par le biais de la consommation de biens gratuits, légale ou non, par l’exposition permanente à la publicité ou encore par le rétrécissement de la sphère privée.
À titre d’exemple, aux États-Unis, un adolescent sur cinq et un jeune adulte sur trois ont déjà envoyé des photos ou des vidéos d’eux-mêmes nus ou à moitié nus par Internet ou par téléphone, et la plupart d’entre eux l’ont fait en toute conscience.
Pour résumer, comme le souligne M. Rossi : « [Les adolescents] ne semblent plus percevoir la valeur des biens. Leur consommation des médias est très fragmentée. ». Aussi, dans un environnement technologique qui, on le voit, brouille les pistes, il faut renforcer plus que jamais la protection et la prévention, et instaurer une vraie régulation.
Il existe aujourd’hui une délégation aux usages de l’Internet, la DUI, créée en 2003 et rattachée au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. On peut saluer les différentes actions mises en place par cette institution, telles que la charte NetPublic et le projet Confiance. Grâce à ce dernier, élaboré en collaboration avec la Commission européenne dans le cadre du plan d’action pour un Internet plus sûr, un site Internet a été développé, une campagne de sensibilisation a été menée et le 9 février est devenu la « journée pour un Internet plus sûr ».
Les initiatives en termes de prévention, d’information et de sensibilisation sont nombreuses. J’évoquerai, notamment, le Forum des droits sur l’internet, réel trait d’union entre le public et le privé en matière de régulation, mais aussi le remarquable travail de veille législative, d’information et de communication qu’effectue la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Il est bien sûr impératif que toutes ces initiatives soient encouragées et poursuivies avec l’ensemble des acteurs concernés. Comme l’a souligné le président de la commission, c’est un sujet si transversal qu’il doit être conduit par tous les ministères impliqués.
Cela étant dit, la protection pourrait se renforcer grâce à de nombreux dispositifs techniques. Un rapport de l’université d’Harvard a examiné une quarantaine de technologies susceptibles de contribuer à la protection des mineurs sur Internet, qui vont du filtrage et de la surveillance à la biométrie et à l’identification individuelle. Selon les experts, ces technologies commencent à prouver leur efficacité, mais elles posent également des problèmes comme le respect de la vie privée. Reste donc à savoir où placer le curseur.
Madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je souhaite attirer votre attention sur une autre question, que j’avais déjà évoquée en tant que corapporteur sur le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision : celle de la régulation.
À cet égard, j’insisterai sur le rôle que devrait pouvoir exercer le CSA. Cette instance de régulation, dont, je le rappelle au passage, Michel Thiollière et moi-même avions souhaité renforcer les pouvoirs de contrôle lors de la discussion dudit projet de loi, ne dispose pas, à l’heure actuelle, d’outils de régulation sur Internet. Nous avions envisagé, à l’époque, la création d’un « CSA de l’internet ».
Dans la droite ligne de ce qu’a proposé la défenseure des enfants, Dominique Versini, il faut, me semble-t-il, adapter les règles audiovisuelles de protection de l’enfance aux nouveaux écrans : Internet, télévision mobile personnelle, télévision de rattrapage. Il paraît totalement absurde que les programmes diffusés sur ces supports ne disposent pas d’une vigilance et, donc, d’une signalétique identiques à celles qui leur sont appliquées à la télévision. Quoi qu’il en soit, il est grand temps aujourd’hui qu’une mission spécifique soit confiée au CSA de manière à réguler les contenus diffusés sur les nouveaux médias.
Par ailleurs, je suis en tout point d’accord avec l’ensemble des propositions formulées par M. David Assouline dans son rapport, fait au nom de la commission, sur l’impact des nouveaux médias sur la jeunesse.
Fondamentalement, la protection des jeunes dans ce domaine est à refonder sur l’impératif éducatif. Plutôt que de leur inculquer des compétences techniques, il conviendrait de développer leur esprit critique et de les responsabiliser dans leur utilisation d’Internet, que ce soit pour rechercher des informations ou pour échanger du contenu et dialoguer avec leur cercle d’amis. Cet objectif fait d’ailleurs partie intégrante du socle commun de connaissances et de compétences que chaque élève doit maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire.
C’est dans cet état d’esprit que j’avais souhaité, par le biais d’un amendement défendu lors de l’examen du projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, que soient intégrés dans la formation délivrée pour le Brevet informatique et Internet des éléments d’information sur les dangers du téléchargement illicite et du piratage des œuvres sur Internet.
Mes chers collègues, je le rappelle à mon tour, la semaine dernière, lors de l’examen de la proposition de loi visant à mieux garantir le droit à la vie privée à l’heure du numérique, présentée par nos collègues M. Yves Détraigne et Mme Anne-Marie Escoffier, nous avons retenu que les collégiens disposeraient désormais, dans le cadre de l’enseignement d’éducation civique, d’informations sur les dangers de l’exposition de soi et d’autrui sur Internet, ainsi que sur les droits d’accès, d’opposition, de rectification et de suppression des données personnelles.
Je vous rappelle également qu’il a été décidé à l’issue de ce débat que les futurs enseignants se verraient désormais dotés d’une formation spécifique dans le cadre de leur masterisation.
Si l’école doit être un lieu de formation aux nouveaux médias et d’information sur le sujet, les parents ont également un rôle à jouer, notamment en expliquant qu’une information de qualité a un coût, que l’on ne peut pas tout mettre sur le même plan, que Wikipédia n’est pas forcément la référence absolue et qu’il faut faire preuve d’esprit critique dans l’utilisation des informations recueillies.
En effet, ce n’est pas tant l’outil qui est dangereux que le fait de laisser un enfant l’utiliser seul. De la même manière que l’on éduque les jeunes à se comporter en société, il faut les accompagner dans l’utilisation des outils numériques.
Il convient, en particulier, de les aider à comprendre que ce qu’ils font sur Internet a des conséquences et que c’est à eux d’en être maîtres. Si l’information qu’ils « postent » aujourd’hui sur le Web leur semble insignifiante ou amusante, il n’en sera peut-être pas de même demain. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si se développe aujourd’hui tout un commerce autour de l’effacement des informations personnelles sur Internet ; on parle à ce sujet des « nettoyeurs du Net ».
Par ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué dans cet hémicycle, les pouvoirs publics doivent faire preuve d’une grande vigilance par rapport à la qualité et à la diversité des contenus disponibles sur le Net. L’objectif de la loi HADOPI, dont l’efficacité n’est pas encore démontrée aujourd’hui, a été de faire prendre conscience que la gratuité est à double tranchant : si celle-ci est séduisante, elle pose le problème du financement des contenus, mais aussi des médias. À force de ne pas payer pour regarder un film que l’on télécharge illégalement ou pour lire son journal, ne risque-t-on pas de se retrouver avec des programmes médiocres, une production médiatique et un pluralisme affaiblis ? En définitive, les jeunes seraient les principales victimes de cette situation : il leur revient de prendre conscience de la manière dont se finance l’ensemble du système.
En outre, il importe de continuer à développer de nouveaux modèles économiques d’offre légale. C’est un champ que les pouvoirs publics ne sauraient laisser à la quasi-discrétion des industries culturelles et dans lequel ils doivent également être force de proposition pour une offre qualitative et accessible.
À cet égard, la télévision publique a une vraie responsabilité dans le cadre de la mise en œuvre du média global.
Mes chers collègues, je reste convaincue que seule une combinaison de moyens technologiques et humains au travers de l’accompagnement parental, éducatif, social, législatif et politique pourra réellement protéger nos jeunes. Vous constatez, tout comme moi, à quel point ce débat est important aujourd’hui et combien les possibilités d’évolution sont nombreuses.
Un tel débat n’est d’ailleurs pas particulier à l’Hexagone. À la suite de la fusillade qui a eu lieu l’année dernière au lycée de Winnenden, les parlementaires allemands se sont également penchés sur la question de la protection des jeunes.
Cet exemple m’amène à affirmer que c’est aussi, et surtout, aux niveaux européen et international que doivent s’envisager les mesures à prendre, car Internet, vous le savez, n’a pas de frontières.
Nous devons donc, d’ores et déjà, investir ce secteur. En effet, comme le souligne le psychologue Yann Leroux, « les enfants ne s’éduquent pas seuls. Dans les mondes numériques comme ailleurs, ils ont besoin du soutien et de l’appui des adultes ». (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)