Les interventions en séance

Culture
Catherine Morin-Desailly 26/10/2010

«Proposition de loi relative au prix du livre numérique»

Mme Catherine Morin-Desailly

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la conjugaison de l’ordinateur, qui permet la numérisation des informations, et d’internet, qui rend possible leur mise en réseau à l’échelle planétaire, induit une véritable révolution, avec, à la clef, un brusque changement de l’ordre économique, moral et culturel.
Nous le mesurons un peu plus chaque jour, alors que tous les secteurs de notre vie quotidienne se trouvent tour à tour concernés : il s’agit non pas d’une simple rupture technologique, mais d’une véritable révolution anthropologique, comme l’a été l’apparition de l’imprimerie – Mme le rapporteur l’a rappelé – ou encore, bien plus tôt, celle de l’écriture.
Cette révolution est telle qu’elle engendre une nouvelle manière de communiquer, de s’informer, de travailler, de se cultiver, bref, de vivre ensemble, bouleversant nos organisations traditionnelles.
À cet égard, il est particulièrement étonnant de constater à quel point le champ culturel a été chamboulé dans les années qui viennent de s’écouler. Après la musique, le cinéma et l’audiovisuel, c’est le livre et l’avenir de sa filière qui sont touchés par les possibilités de numérisation et de téléchargement des œuvres.
Même si, en France, ce marché reste embryonnaire, en comparaison avec les États-Unis où il s’est fortement développé, l’arrivée des nouveaux supports – l’iPad avant l’été et, plus récemment, la tablette de la FNAC – accélérera, de fait, le tempo.
Après le temps des rapports, voici donc venue l’occasion de tenter de définir des modèles économiques. Contrairement à ce qui s’est passé dans la filière de la musique, les professionnels du livre se sont depuis longtemps mobilisés sur cette question. Aussi est-ce l’honneur de la Haute Assemblée de formuler des suggestions pour ce secteur si crucial de la culture, tout comme nous avions su proposer, sur l’initiative de Jack Ralite, un débat sur la numérisation des fonds de la BNF et organiser, à l’instigation de la commission de la culture, une table ronde sur la question du livre au mois d’avril dernier.
L’enjeu est ici de taille car, comme l’a souligné notre collègue député Hervé Gaymard, le livre « est le fruit, d’un combat pour la liberté de l’esprit, d’une prouesse technique et d’une chaîne complexe qui va de l’écrivain au lecteur ».
Il s’agit donc d’aboutir à des modèles qui soient par définition économiques, comme l’a rappelé Jacques Toubon lors de notre table ronde, c’est-à-dire qui comportent en eux-mêmes leur propre équilibre, à travers le marché et pour le consommateur. En même temps, il faut que la chaîne de valeurs soit tout au long équitable à la fois pour les auteurs, pour les éditeurs, pour ceux que l’on appelle désormais les « e-libraires » et pour les diffuseurs. Il est nécessaire que tous soient rémunérés de telle sorte que soit préservé ce qui est fondamental, c’est-à-dire la liberté et l’indépendance de la création et de tous ceux qui concourent à l’œuvre artistique.
Il s’agit d’éviter que ne se reproduise ce qui s’est passé dans le secteur de la musique, à savoir une espèce d’alliance économique et financière entre, d’un côté, les quatre majors et, de l’autre, iTunes.
Cette proposition de loi répond donc à une demande forte de régulation de la part du secteur, en conférant à l’éditeur, comme dans la loi de 1981, la maîtrise du prix de vente des livres homothétiques. Elle établit que le prix fixé s’impose à tous les revendeurs, fermant ainsi la porte aux politiques de dumping qui ont pour principal effet d’exclure du marché les acteurs les plus faibles et de priver les ayants droit de leur juste rémunération.
Comme l’a rappelé Mme le rapporteur, cette proposition de loi repose sur une définition du livre numérique restreinte et excluant les produits multimédias.
En d’autres termes, mes chers collègues, nous devons avoir conscience que, au train où vont les choses, nous ne réglerons pas tous les problèmes. Très vite, les technologies de pointe, telles que la réalité augmentée, permettront au livre papier, que l’on devra toujours à un auteur, de se transformer en livre vivant et tridimensionnel et de proposer des contenus multimédias. Je crois d’ailleurs que ce sont ces livres différents qui feront décoller le marché du livre numérique.
Par exemple, dans la version e-book, les notes de bas de page seront transformées en liens, dirigeant soit vers un site internet, soit vers un contenu téléchargé en même temps que le reste. Ce genre de livres, aux formidables possibilités, sera l’avenir de l’histoire, de la musique, des savoirs, des ouvrages de voyage.
Il est certain que, à l’avenir, nous devrons intervenir de manière anticipée sur toutes les déclinaisons du livre numérique. Nous risquons sinon de nous retrouver dans un système où la régulation sera réalisée par une alliance entre les vendeurs de terminaux, les opérateurs et un nombre limité de grandes maisons. Or au nom de quoi priverait-on les auteurs des revenus de leur travail ?
Ces remarques faites, je formulerai un regret et évoquerai quelques enjeux.
Alors que le marché du livre numérique est naissant, il faudrait lui donner une impulsion réelle, en décidant pour lui d’un taux de TVA équivalant à celui qui s’applique au livre papier. L’un des enjeux de cette question est de permettre, comme pour la musique, une offre légale attractive. En effet, ne nous leurrons pas : ce que veut l’internaute, à défaut de disposer d’un bien gratuitement, c’est une offre à moindre coût. Dans ce contexte, appliquer une TVA à 19,6 % et non à 5,5 % est absurde à l’heure où il faut mettre en place un véritable levier de développement pour ce marché émergent. Le prochain projet de loi de finances sera l’occasion de rectifier cette incohérence.
Il faut également que tous aient accès dans les mêmes conditions au livre numérique. Cela suppose égalité du prix, égalité des outils, égalité de tous quant à l’accès à la culture pour assurer cette diversité.
La protection du consommateur face à la guerre des formats est donc primordiale. Si j’achète aujourd’hui un livre numérique sous tel ou tel format, pourrai-je le lire demain, dans six mois, dans deux ans, dans cinq ans, avec une nouvelle tablette ? Si tel n’est pas le cas, j’aurai investi à perte par rapport à l’achat d’un livre papier que je peux, sauf s’il se détériore bien sûr, conserver.
Il est donc fondamental que celui qui rémunère toute la filière du livre numérique, c’est-à-dire l’acheteur, ne fasse pas les frais d’une guerre de formats ni de systèmes fermés, dont on peut craindre, en effet, qu’un certain nombre ne voient le jour.
Or il faut un système ouvert dans lequel toute la filière puisse se retrouver, qu’il s’agisse d’abord des auteurs, dont la création sera diffusée très largement, ensuite des éditeurs qui, dans un système ouvert de prix fixes, auront toujours la possibilité d’établir ces derniers et de négocier les droits numériques vis-à-vis des auteurs, enfin des librairies, parce que le pari est que chacun d’entre eux, quelle que soit sa taille ou sa capacité d’investissement, puisse revendre la version numérique du livre, avec un catalogue allant au-delà du stock physique dont il dispose dans sa librairie.
Aussi, nous ne saurions retrouver dans le secteur du livre les verrous que – je le rappelle, mes chers collègues – nous avons réussi à faire sauter pour la musique, à travers la loi Hadopi I, me semble-t-il.
Si les éditeurs ne veulent pas s’interdire des DRM, digital rights management, il faut que ces protections soient interopérables et permettent de larges usages. Elles ne sauraient imposer des contraintes techniques excessives aux lecteurs, et ce de manière définitive.
Un autre enjeu majeur aujourd’hui, comme l’a préconisé le rapport Tessier et comme l’a également souligné notre collègue Yann Gaillard, qui évoquera certainement ce point tout à l’heure, est la mise en place d’une plateforme permettant aux lecteurs d’accéder à la quasi-totalité de l’offre littéraire. Les grands opérateurs aujourd’hui sont étrangers ; il faut donc que nous puissions avoir une offre française et européenne. Or, aujourd’hui, du point de vue du lecteur, l’offre paraît éclatée et assez peu accessible.
Il faut aussi réfléchir à la manière dont les différentes plateformes pourront converger en une seule entité, qui serait centrale. À cet égard, les régions, dont le soutien aux éditeurs a été l’un des axes forts des politiques culturelles, doivent aujourd’hui inciter éditeurs et libraires à rejoindre une telle structure. En effet, en dehors des imprimeries, les librairies constituent l’élément le plus vulnérable de la chaîne du livre.
Pour l’heure, comme vous l’avez souligné, monsieur le ministre, la librairie indépendante est très active. Elle a créé un site, « 1001libraires.com ». Ces libraires ont investi ensemble, avec l’aide du Centre national du livre, des pouvoirs publics et de l’interprofession.
Cet effort est important, car l’enjeu reste le même que le livre soit numérique ou papier. Le travail de médiation exercé par les libraires doit se poursuivre.
Pour conclure, il faut aussi prendre en compte le risque lié au caractère national et territorial de la proposition de loi dont nous débattons. En effet, un grand nombre d’acteurs d’internet se sont installés sur le territoire français, où la pression fiscale était moindre. Dès lors que les fichiers seront sur les serveurs Apple et Amazon, comment imposera-t-on à ces acteurs de respecter une loi sur le prix unique du livre qui est d’application française ? Cette question nous semble essentielle.
En tout cas, nous pensons que, demain, nous bénéficierons d’une offre double et complémentaire, comprenant le livre papier et le livre numérique, dont j’ai évoqué les différentes déclinaisons et les formidables potentialités.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, fort de cette analyse et en dépit des quelques remarques que j’ai évoquées, le groupe de l’Union centriste votera cette proposition de loi. Nous félicitons d’ailleurs Jacques Legendre et Catherine Dumas, à qui nous devons cette initiative. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)