Les interventions en séance

Affaires étrangères et coopération
Nathalie Goulet 26/05/2014

«Projet de loi d՚orientation et de programmation relatif à la politique de développement et de solidarité internationale »

Mme Nathalie Goulet

Monsieur le président, madame le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous sommes entre nous, ce matin,pour examiner ce texte important. Nous allons donc pouvoir nous parler franchement ! La France consacre aujourd’hui quelque 10 milliards d’euros par an, tous modes de financement confondus, à l’aide au développement. Ces dernières années, néanmoins, ce sont surtout les critiques qui ont dominé le débat national sur ce sujet, critiques portant sur de multiples aspects, par exemple la visibilité ou la cohérence. Les rapporteurs s’en étant déjà fait l’écho, je n’y reviendrai pas. Ces constats, nous les connaissons, les critiques aussi. Ce qui nous manque, ce sont les solutions et les outils. En effet, ce qui fait défaut à nos politiques, cela a été dit à plusieurs reprises, ce sont les évaluations et les bilans, surtout à mi-parcours, en cette période de disette financière. Je me suis rendue, la semaine dernière, au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale. J’ai appris à cette occasion que la Banque mondiale venait de mettre en place un outil permettant d’interrompre en moins de six mois un programme en cas de dysfonctionnement des aides. Disposons-nous, madame le secrétaire d’État, d’un outil de cet ordre ? Si tel n’est pas le cas, pensez-vous pouvoir en mettre un en place ? Puisque le présent texte est un projet de loi d’orientation, orientons-le dans le bon sens ab initio. Cela nous évitera de devoir y revenir, d’autant que le Sénat a été privé, ces deux dernières années, de l’examen de la loi de finances, qui constitue pour nous, en règle générale, la seule occasion de débattre des voies et moyens.
Ayant été vice-présidente de la commission d’enquête sur le rôle des banques et des acteurs financiers dans l’évasion des capitaux, je souhaiterais insister fortement sur les problèmes de corruption, en évoquant notamment les prix de transfert, qui font l’objet d’un amendement déposé par mes soins. Avec le président de ladite commission d’enquête, François Pillet, et sur l’initiative de notre excellent collègueÉric Bocquet, qui en fut le rapporteur, nous avons fait vœu de revenir sur ces questions chaque fois que nous en aurions l’occasion : je saisis donc celle qui m’est offerte aujourd’hui. Les prix de transfert sont un moyen, pour des sociétés du même groupe, de faire de l’évasion fiscale et d’appauvrir les pays de production en se vendant les unes aux autres des biens, des marchandises ou des prestations de toute nature. Pour illustrer mon propos, je prendrai d’abord l’exemple de la société minière suisse Glencore, implantée en Zambie. Un contrôle a estimé à 174 millions de dollars la perte fiscale pour l’État zambien. Première tricherie : surévaluation des coûts de production ; deuxième tricherie : sous-évaluation des volumes de production ; troisième tricherie : contravention au principe de « pleine concurrence » de l’OCDE par la manipulation des prix de transfert. Autre exemple, celui de SABMiller, brasserie implantée au Ghana. Dans un rapport publié en 2010, ActionAid a révélé le schéma des versements réalisés par des brasseries africaines de SABMiller à des filiales implantées dans des paradis fiscaux. L’entreprise SABMiller a indiqué en réponse qu’elle ne se livrait à « aucune pratique fiscale agressive », mais l’enquête a permis de mettre en évidence les quatre tricheries suivantes : versement à une société située aux Pays-Bas d’une redevance en échange de l’utilisation de la marque, le manque à gagner pour le Ghana s’élevant à à 248 800 euros ; versement pour des frais de gestion à une filiale implantée en Suisse, le manque à gagner pour le Ghana atteignant 189 000 euros ; enregistrement des services d’approvisionnement à l’île Maurice, le manque à gagner pour le Ghana étant estimé à 793 000 euros ; sous-capitalisation, le manque à gagner pour le Ghana dépassant 1,2 million d’euros. Le problème des prix de transfert recoupe donc nos préoccupations. Il est très important que la loi d’orientation et de programmation donne déjà aux multinationales qui travaillent dans les pays que nous aidons un indice de notre intention de contrôler les prix de transfert et de lutter contre la corruption. Ce sujet semblait un peu technique lorsque j’ai présenté mon amendement en commission. Cependant, madame le secrétaire d’État, je compte beaucoup sur vos services pour qu’ils parviennent à vous convaincre, durant la suspension de nos travaux pour le déjeuner, de l’intérêt d’adopter ce remarquable amendement ! (Sourires.) J’en terminerai avec la question des prix de transfert en soulignant que le premier exportateur de bananes au monde est non pas un pays d’Amérique latine ou d’Afrique, mais bien l’île de Jersey, où les quatre entreprises leaders du secteur localiseraient 48 % de leur chiffre d’affaires ! C’est un vrai sujet, sur lequel la France pourrait jouer un rôle moteur. Aucune convention internationale n’a encore été prévue par l’OCDE. La pratique des prix de transfert est absolument légale et ne constitue pas une fraude. Il faut la contrôler. Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ce thème lors d’un très intéressant débat sur l’efficacité des conventions fiscales internationales. J’attire l’attention du Gouvernement sur l’importance de mettre en place des coopérations en matière fiscale et bancaire. Il existe déjà un certain nombre de « jumelages » entre nos services, notamment la direction générale des finances publiques, et ceux d’autres pays, tels l’Algérie, l’Albanie ou le Cameroun. Cela fait aussi partie du soutien logistique et de l’aide au développement que nous pouvons apporter à ces pays : on peut être mère Teresa en faisant de la fiscalité ! Des accords de coopération ont également été conclus avec des administrations étrangères. Dans ce domaine aussi, la marge de progression est très importante. Comme à l’habitude, ce projet de loi d’orientation et de programmation est pavé de bonnes intentions. Le doyen Vedel disait du plan qu’il parlait au présent ou au futur de l’indicatif, parfois au conditionnel, jamais à l’impératif : il en va de même du texte que nous examinons aujourd’hui. Concernant les collectivités territoriales, il est vrai qu’elles ont un rôle extrêmement important à jouer. L’Île-de-France, suivie par l’Alsace, a été la première région française à prendre une délibération contre les paradis fiscaux. La région a voté une mesure contraignante, introduisant une transparence avec un reporting par pays, dispositif qui est de nature à faire apparaître la réalité des activités des entreprises et si la contribution fiscale est juste au regard de la richesse produite. Dans un autre ordre d’idées, toutefois, M. Peyronnet a cité, en commission, deux régions françaises qui travaillent avec des régions chinoises voisines l’une de l’autre sans jamais se coordonner entre elles… En conclusion, on ne peut s’opposer à un tel texte d’orientation. Le groupe UDI-UC votera donc ce projet de loi. Néanmoins, je souhaite attirer l’attention sur la nécessité de mener une action plus coordonnée et plus volontariste sur des points détachables d’une aide financière totalement paramétrée. En effet, l’aide au développement, ce n’est pas seulement de l’argent, des moyens techniques, de l’aide administrative : elle relève aussi d’un comportement un peu plus éthique de nos entreprises et de nos banques travaillant dans les pays concernés, par exemple en matière de prix de transfert. Au lendemain d’une journée électorale sombre, remettre un peu d’éthique dans la gestion de l’aide publique au développement permettra que celle-ci soit mieux comprise par nos concitoyens. Faute de quoi, ceux-ci finiront par se demander pourquoi, depuis le temps que nos collectivités creusent des puits au Mali, autant de terroristes continuent d’en sortir… (Applaudissements sur certaines travées du RDSE et du groupe socialiste.)