Les interventions en séance

Affaires étrangères et coopération
Nathalie Goulet 26/02/2013

«Proposition de loi relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale»

Mme Nathalie Goulet

Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la Cour pénale internationale est un bel outil au service d’un droit bien hésitant, long à se mettre en place et imparfait, mais qui a le mérite d’exister. De trop nombreux pays, et non des moindres, n’ont pas encore ratifié la convention de Rome : je pense naturellement aux États-Unis, à la Russie et à la Chine, mais aussi à Israël et à l’Arménie, deux peuples dont on comprend moins, compte tenu de leur passé si douloureux, qu’ils aient peur de leur présent et de la guerre ouverte qu’ils vivent encore. Nous nous souvenons tous de l’affaire des juridictions belges à propos des massacres de Sabra et Chatila. Néanmoins, madame le garde des sceaux, ce n’est pas sur ce sujet que portera mon intervention. À vrai dire, j’ai beaucoup de chance parce que, pour la deuxième fois consécutive, j’interviens dans la discussion d’une proposition de loi qui ne pose aucun problème : après la proposition de loi relative aux juridictions de proximité, celle dont nous débattons et que notre groupe votera. Le suspense étant levé, je profiterai de la tribune qui m’est offerte aujourd’hui pour évoquer la mémoire lumineuse de Raphaël Lemkin, juriste polonais né avec le XXe siècle qui faisait partie, dans les années vingt, d’une commission européenne d’harmonisation du droit pénal se réunissant une fois par an, à Madrid. Il a délivré un essai sur le crime de barbarie comme crime à reconnaître par un droit international balbutiant, trouvant sa matière dans l’impunité pour un crime de masse, le crime de masse arménien, qui avait suscité une large émotion, et les massacres interreligieux contemporains de Simelé, en Irak, en 1933. Progressivement, Raphaël Lemkin a élaboré une théorie remarquable, selon laquelle ces crimes contre l’humain transcendent les frontières nationales et doivent absolument être réparés au-delà du temps. Ainsi, grâce à lui, s’est fait jour peu à peu la notion de « crime contre l’humanité ». En 1944, Raphaël Lemkin créa le terme « génocide » : si j’ai employé à l’instant l’expression « crime de masse » pour évoquer le génocide arménien, c’est parce que, à l’époque où celui-ci a été perpétré, le mot « génocide » n’avait pas encore été inventé. Les travaux de Raphaël Lemkin s’insèrent dans la construction d’un droit international humanitaire. Son apport aura été de faire prendre conscience que les très grands crimes de masse concernent l’humanité tout entière, indépendamment des lieux où ils ont été commis, ce qui nous ramène au sujet qui nous occupe aujourd’hui. Le crime de guerre et le crime contre l’humanité étaient entrés dans le droit positif de nombreux pays dès les années vingt, mais il fallait leur donner une traduction législative internationale. Aujourd’hui, nous apportons une pierre supplémentaire à l’œuvre de Raphaël Lemkin. Toutes ses conceptions et ses idées n’ont pas été reprises dans le droit positif, puisqu’il visait également la destruction culturelle d’un groupe, à savoir les atteintes à la langue, aux coutumes, aux religions spécifiques, aux croyances locales, etc. Le texte de la convention sur la répression du génocide, dont il fut le rédacteur, s’en tient à l’annihilation physique. La postérité du mot « génocide » et du droit nouveau voulu par Raphaël Lemkin s’inscrit désormais dans la jurisprudence de la Cour pénale internationale, qui, à l’occasion de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et de la guerre civile au Rwanda, a fait un usage intensif de l’incrimination de génocide, et pas seulement de celle de crime contre l’humanité. L’action du tribunal international chargé, sous l’égide de l’ONU, de poursuivre des auteurs survivants du génocide commis par les Khmers rouges contre la population des villes du Cambodge connaît, en revanche, bien des lenteurs et des difficultés. Il est à noter que la qualification du génocide comme « crime des crimes contre l’humanité » et la réprobation qui l’entoure au sein de la société ont entraîné, au-delà des aspects purement pénaux, des conflits de qualification, ainsi que des guerres et des lois « mémorielles » – nous en avons connu dans cet hémicycle. Je me réjouis d’avoir pu consacrer une partie de mon temps de parole à une évocation de Raphaël Lemkin, qui figurera ainsi dans le Journal officiel de la République française. J’ai d’ailleurs écrit au maire de Paris pour lui suggérer de donner le nom de cet éminent juriste, qui fut plusieurs fois proposé pour le prix Nobel de la paix, à une rue de notre capitale : à deux ans de la célébration du centième anniversaire du génocide arménien, cela aurait du sens. En guise de conclusion, je vous rappellerai, madame le ministre, que nous avons à transcrire, avant le 23 novembre prochain, une directive européenne portant notamment sur la répression des génocides. Si notre pays veut se doter d’une justice universelle, il importe que sa justice soit elle-même irréprochable. Il y faut des moyens, en particulier pour la formation des magistrats. Surtout, il faut que la France ratifie les nombreuses conventions, notamment du Conseil de l’Europe, oubliées dans les tiroirs de votre ministère ou perdues dans les brumes du Quai d’Orsay. Moi qui ai la faiblesse d’appartenir à la commission des affaires étrangères. De trop nombreuses conventions internationales attendent d’être ratifiées par la France, notre pays étant très souvent le dernier à se conformer à cette exigence. Je le redis, le groupe auquel j’appartiens votera ce texte. Nous attendons, madame le ministre, que soient mobilisés tous les moyens nécessaires pour former les magistrats et entourer les victimes. Il conviendra en outre que la procédure de recours en cas de refus d’instruire soit encadrée, sans parler de la question de la prescription. Les modalités pratiques d’application de ce texte seront difficiles à mettre en place, mais nous vous accompagnerons dans cette noble tâche. Si la France peut se placer ainsi à la tête des nations, ce sera une très bonne nouvelle ; si le Sénat l’y aide, elle n’en sera que meilleure ! (Applaudissements.)