Les interventions en séance

Affaires sociales
19/01/2012

«Proposition de loi modifiant le délai de prescription de l՚action publique des agressions sexuelles autres que le viol-Auteur »

Mme Muguette Dini,auteur de la proposition de loi

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l’enquête nationale sur les violences envers les femmes réalisée en 2000 nous apprend que, en France, on dénombre chaque année 50 000 viols, 150 000 tentatives de viol, 400 000 autres violences sexuelles, soit au total 600 000 agressions sexuelles. En 2010, le ministère de l’intérieur a recensé 7 000 plaintes pour viol, 7 500 plaintes pour agression sexuelle. La même année, le ministère de la justice a enregistré 1 355 condamnations pour viol, 5 066 condamnations pour agression sexuelle. Par conséquent, au regard du nombre estimé de viols et d’agressions sexuelles, seulement 1 % des agresseurs sont condamnés. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Mon ton, mes chers collègues, sera grave, parce que le sujet est douloureux. Les agressions sexuelles meurtrissent, traumatisent à jamais les personnes qui les subissent, essentiellement des femmes, mais aussi des enfants et des hommes. Il est question ici de victimes d’agresseurs violents et lâches. Mon ton sera grave, parce que je n’imaginais pas que la commission des lois opposerait de tels arguments à ma proposition de loi, et avec autant de force. Je souhaite ardemment que nous entendions nos concitoyens et répondions à leur détresse. Notre code pénal établit une classification des infractions sexuelles, de leurs incriminations et de leurs sanctions. Je le conçois parfaitement, mais je veux résolument me placer au niveau de l’humain, afin que notre droit évolue positivement. L’article 222-22 du code pénal pose une définition générique des agressions sexuelles, aux termes de laquelle « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise par violence, contrainte, menace ou surprise ». L’article 222-23 du même code définit, quant à lui, le viol comme un acte de pénétration sexuelle commis sans le consentement de la victime. L’agression sexuelle est en quelque sorte « l’antichambre du viol ». Nous devons bien garder à l’esprit que le viol est une agression sexuelle, même si toute agression sexuelle n’est pas un viol. Le champ des agressions sexuelles est donc non pas celui des pénétrations sexuelles, mais celui des attouchements sexuels, de ces viols de l’intégrité du corps qui, dans de nombreux cas, sont tout aussi traumatisants, ravageurs et destructeurs qu’un viol. Je veux rendre vivantes, moins abstraites, les définitions de notre code pénal, les traduire en termes de souffrance, de peur, de traumatisme. Certains de mes mots seront inhabituels dans cet hémicycle, où les propos sont souvent empreints de pudeur ; ce seront ceux, crus et dérangeants, que l’on entend dans nos commissariats de police, dans nos tribunaux et dans nos cours d’assises. Mettre la main sur les seins d’une promeneuse au cours de son jogging, caresser les fesses d’athlètes femmes durant leur entraînement, profiter des heures d’affluence dans le métro pour agresser le sexe de sa voisine – toutes les femmes ici présentes ayant vécu cette situation savent de quoi je parle –voilà autant d’agressions sexuelles courantes, évidemment inacceptables et condamnables. Mais ce ne sont pas celles-ci qui m’ont décidée à déposer cette proposition de loi. Je veux plutôt évoquer cet homme qui ligote sa victime féminine, frotte son sexe contre le sien et contre tout son corps ; cet homme qui en immobilise un autre au moyen de menottes, lui lie les pieds et le bâillonne pour lui imposer des contacts sexuels ; les agressions sexuelles commises lors des week-ends d’intégration au sein des grandes écoles par les étudiants sur les étudiantes, lesquelles n’oseront porter plainte qu’après leur sortie de ces établissements. Que dire aussi de ces agressions sexuelles commises sous la menace d’une arme, souvent d’un couteau ? Que dire également de celles qui sont commises en réunion, les uns étant auteurs des actes, les autres complices ? J’ai retenu le cas d’une jeune femme ayant été poursuivie par plusieurs hommes avant d’être rattrapée, rouée de coups, puis contrainte à adopter des positions humiliantes et à subir des attouchements sexuels. Je veux m’attacher à l’identité de la souffrance ressentie par la victime, souffrance qui n’est pas toujours proportionnelle à la gravité pénale de l’acte, mais est toujours présente. Catherine Adins, psychiatre au sein du service médico-psychologique régional de Loos, insiste sur le caractère irréparable du traumatisme causé par toutes ces agressions sexuelles violentes : jamais la victime ne retrouvera son intégrité antérieure, dit-elle ; elle va alors vivre un véritable bouleversement émotionnel, à l’origine d’une authentique souffrance psychique. L’agression sexuelle, par sa soudaineté, son caractère imprévisible et inimaginable, va déborder les capacités défensives de la victime et complètement la désorganiser. L’apparition de ces troubles psychiques est immédiate ou éloignée dans le temps de l’événement traumatique. Ce sont des réactions violentes de stress, souvent une sidération qui porte la victime au repli et à l’isolement, quelquefois des réactions psychotiques, allant de l’état confusionnel à la bouffée délirante aiguë, jusqu’au réveil d’une psychose chronique. Quant aux troubles observés plus tardivement après l’agression, il s’agit de décompensations, de syndromes dépressifs réactionnels et d’états de stress post-traumatique. Le psychiatre Daniel Zagury évoque, quant à lui, deux dimensions de l’agression sexuelle. La première est la menace vitale : la victime a eu peur pour sa vie. Les conséquences sont importantes pour la suite, notamment au regard du sentiment de culpabilité de la victime : « je n’ai pas réagi comme il fallait », « je n’ai pas fait ce qu’il fallait au moment où il fallait le faire ». La seconde dimension est celle de l’effraction identitaire sexuelle. Je voudrais citer, enfin, Violaine Guérin, endocrinologue et gynécologue. Dans son livre récemment paru, Stop aux violences sexuelles ! – Écoutons donc ces corps qui parlent !, elle s’exprime en ces termes : « Une chose est certaine, il n’est pas clair dans la tête du législateur que tout abus, agression ou atteinte sexuelle constitue une violation de l’intégrité d’une personne et provoque dans 100 % des cas un traumatisme qui pourra s’exprimer de façon différente selon les individus. « Il n’est pas clair pour le législateur à quel point un simple abus peut laminer un être humain totalement. « Il n’est pas clair pour le législateur que les violences sexuelles réalisent le meurtre de l’âme. » Ce meurtre de l’âme, mes chers collègues, vous souhaitez l’étouffer, en opposant aux victimes le risque de remettre en cause la cohérence de notre régime de prescription et des difficultés probatoires incontestables. Comme je l’ai exposé précédemment, il n’y a aucun doute sur l’étendue et la gravité des troubles subis par la victime d’agression sexuelle violente, qui peuvent marquer définitivement la vie de celle-ci, en particulier du fait du caractère inéluctable de leur résurgence, quelle qu’en soit la forme. Pour porter plainte contre son agresseur, la victime doit donc être physiquement et psychologiquement en état de le faire, d’où l’importance d’allonger le délai de prescription de l’action publique pour ces agressions sexuelles autres que le viol. Lors de la réunion de la commission des lois du 11 janvier 2012, vous avez été nombreux à appeler de vos vœux une réforme globale de la prescription en matière pénale. C’est, en effet, l’une des propositions du rapport de Jean-Marie Coulon et l’une des recommandations de la mission d’information sénatoriale conduite par MM. Hyest, Portelli et Yung sur le régime des prescriptions civiles et pénales. Concrètement, nos délais de prescription apparaissent, dans l’ensemble, nettement plus courts que ceux qui sont retenus par nos voisins au sein de l’Union européenne. Il s’agirait donc de porter le délai de prescription de l’action publique de trois à cinq ans en matière délictuelle, et de dix à quinze ans en matière criminelle. Les deux rapports précités furent publiés respectivement en février 2008 et en juin 2007. Où en est-on à ce jour ? Ils demeurent lettre morte… Cette inaction serait-elle donc notre réponse aux victimes ? Venons-en à l’impossibilité pour les victimes d’agressions sexuelles autres que le viol d’apporter la preuve de celles-ci. Mes chers collègues, ces difficultés probatoires se retrouvent pour toutes les agressions sexuelles, y compris le viol. Pour avoir la certitude d’un viol, l’examen clinique de la victime doit avoir lieu le plus rapidement possible après les faits. Les experts considèrent que, au-delà des soixante-douze premières heures après l’agression, il est très difficile d’obtenir des preuves irréfutables. Concernant les victimes d’agressions sexuelles, y compris le viol, le juge est confronté à un problème essentiel, celui de la vérité judiciaire qu’il lui appartient d’établir. Vérité difficile à établir, parce que, dans la grande majorité des cas, les éléments matériels font défaut pour permettre des interprétations contradictoires. Cette vérité recherchée n’a rien d’absolu. La victime revendique la reconnaissance par l’institution judiciaire, et donc par la société, de ce dont elle a souffert et de cette reconnaissance découle pour beaucoup sa reconstruction. Contrairement à ce que j’ai pu lire dans votre rapport, monsieur Détraigne, mon intention au travers de cette proposition de loi n’est aucunement de banaliser quelque forme d’agression sexuelle que ce soit et surtout pas le viol, ni de nier la gravité d’autres agressions. Consciente d’une graduation dans la gravité des agressions sexuelles et de leur impact sur les victimes, j’ai donc souhaité nuancer mon texte. C’est dans cet objectif que j’ai déposé un amendement visant à n’allonger que le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles dites aggravées, définies à l’article 222-28 du code pénal. Au moment du dépôt de ma proposition de loi, les déclarations et les promesses des uns et des autres dans la presse me laissaient croire en son adoption. Du côté du Gouvernement, j’avais compté des soutiens : ceux de Mmes Roselyne Bachelot-Narquin, Marie-Anne Montchamp et Claude Greff. « Nous y sommes favorables », a déclaré la ministre des solidarités et de la cohésion sociale, le 24 novembre dernier, lors de la conférence de presse de lancement de la campagne d’information sur les violences faites aux femmes. Par ailleurs, je sais que Mme Marie-Georges Buffet, député communiste, a déposé une proposition de loi très proche de celle-ci à l’Assemblée nationale. François Hollande, quant à lui, a déclaré au Figaro, le 14 octobre dernier, et à France soir, le 17 octobre, soutenir cette question et assurer que « le PS appuierait cette proposition ». Les positions semblent avoir beaucoup changé... Pourquoi ? Nos concitoyens vous poseront cette question. Je conclurai mon intervention par le témoignage de Sophia, cette jeune femme qui a subi une violente agression sexuelle en 2004, alors qu’elle était enceinte ! « Difficile après une agression sexuelle d’affronter le regard de son entourage. Je ne voulais pas être étiquetée victime. Les premiers mois, j’avais surtout peur pour la santé de mon enfant. Je voulais accoucher dans le calme, je ne pensais qu’à ça. Ensuite, une autre peur, insidieuse, se répand en moi. Je craignais que les gens ne me jugent, qu’ils m’accusent d’avoir aguiché mon agresseur. Il fait partie de mon entourage professionnel. Il aurait dit que j’étais folle. « Ce n’est que cinq ans après mon agression que j’ai pu enfin porter plainte. Trop tard. Je croise toujours mon agresseur. Et je baisse les yeux. » À l’instar des sénateurs Alain Anziani et Jean-René Lecerf, je souhaite faire référence à Montesquieu, qui disait qu’il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante... La main encore tremblante de Sophia. (Applaudissements sur diverses travées.)