Les interventions en séance

Aménagement du territoire
Yves Pozzo di Borgo 18/11/2013

«Projet de loi, autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne pour la réalisation et l’exploitation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin »

M. Yves Pozzo di Borgo, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’accord que je vais vous présenter représente un chantier ambitieux ; il marque une étape décisive pour un projet d’infrastructure majeur mis à l’étude depuis plus d’une quinzaine d’années par les gouvernements français et italien : la construction d’une liaison ferroviaire nouvelle entre Lyon et Turin. Une large partie de cet itinéraire sera vouée non seulement aux trains de voyageurs, mais également au trafic de marchandises, notamment par ferroutage. Vous connaissez comme moi la situation actuelle du trafic transalpin : il est principalement routier. En termes de fret, les chiffres sont particulièrement éloquents : 85 % des tonnes de marchandises qui traversent les Alpes sont acheminées par transport routier et seulement un peu moins de 15 % – les résultats varient selon les stations de comptages – par le fret ferroviaire. La ligne ferroviaire du Mont-Cenis est ancienne, elle date de 1871, et inadaptée à nos systèmes de transport actuels : située à l’altitude très élevée de 1 300 mètres avec des rampes d’accès en pente forte, jusqu’à 33 ‰. Les convois de fret ne peuvent les franchir sans ajouter deux ou trois locomotives supplémentaires, voire plus. En termes de trafic routier de marchandises, Vintimille est le point de passage le plus important en France, et le deuxième passage alpin. Le trafic s’élève à 1,3 million de poids lourds en 2011. On ne peut passer sous silence les nuisances qu’il provoque ! Entre 1980 et 2005, le volume total de transport de transit a plus que doublé. En 2011, comme en 2010, 2,7 millions de poids lourds ont franchi les passages franco-italiens, soit une moyenne de 7 400 camions par jour. Même si le nombre de poids lourds traversant les Alpes est resté constant ces dernières années, les conséquences sont ressenties, particulièrement en termes de nuisances sonores et de pollution. Il est urgent de désengorger les Alpes, d’autant que la pollution stagne dans ces vallées. À cela s’ajoute le risque sécuritaire. Nous avons tous en mémoire les tragiques accidents qui se sont produits dans les tunnels du Mont-Blanc et du Fréjus, ainsi que dans celui du Gothard, en Suisse. Le projet dont nous parlons aujourd’hui n’est pas nouveau, et il a déjà été entériné par deux accords, l’un en 1996 et l’autre en 2001. Ceux-ci, tout comme le présent accord, n’enclenchent pas les travaux, ainsi que le rappelait M. le ministre. Ce sont des étapes préparatoires formalisant en particulier les études et la gouvernance et mettant en place des outils adaptés pour une meilleure réalisation du projet. Cette nouvelle ligne ferroviaire s’inscrit pleinement dans l’objectif de création d’un réseau européen de transport, voulu par la Commission européenne, et constitue un maillon du corridor méditerranéen allant d’Algésiras à la frontière orientale de l’Union. Il s’agira d’une ligne mixte destinée aux passagers et au fret, d’une longueur de 269 kilomètres dont 193 kilomètres en tunnels et 76 kilomètres à l’air libre. Cette ligne sera divisée en trois tronçons : un accès français entre Lyon et Saint-Jean-de-Maurienne, d’une longueur de 140 kilomètres, une section transfrontalière entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suse-Bussoleno, de 64 kilomètres, et un accès italien entre Suse-Bussoleno et Turin, long de 65 kilomètres. Plusieurs types de trains circuleront : des trains de voyageurs, trains à grande vitesse et trains express régionaux, pourront circuler jusqu’à une vitesse de 220 kilomètres-heure, et les trains de fret et d’autoroute ferroviaire jusqu’à une vitesse de 120 kilomètres-heure. À terme, vous l’avez dit, monsieur le ministre, les temps de transport seront donc considérablement réduits : il faudra quatre heures pour relier Paris à Milan, contre près de sept heures aujourd’hui. C’est exceptionnel ! L’accord qui nous est soumis aujourd’hui crée un promoteur public chargé de la conduite stratégique et opérationnelle de la partie transfrontalière du projet. Sera également créée, au sein de ce promoteur public, une commission des contrats chargée de contrôler la régularité et la transparence des procédures d’attribution des contrats et marchés. Enfin, sera instauré un service permanent de contrôle, dont la mission sera de veiller à l’emploi approprié des fonds publics et au bon fonctionnement du promoteur. Sont également définies les clés de financement du projet. Pour la seule partie transfrontalière, le coût s’élève à 8,5 milliards d’euros, à répartir entre l’Union européenne, qui devrait en prendre 40 % à sa charge, et les deux parties : la France paiera 42,1 % du reliquat, soit 2,15 milliards d’euros, sur plusieurs années, et l’Italie, 57,9 %. En effet, afin d’atteindre l’objectif d’un réseau européen de transport moderne et interconnecté, l’Union européenne a décidé d’y consacrer, dans le cadre de son programme Trans-European Transport Networks, ou TEN-T, 26 milliards d’euros sur la période 2014-2020, c’est-à-dire trois fois plus que sur la période précédente. Le 17 octobre dernier, vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, le commissaire européen chargé des transports, M. Siim Kallas, a rappelé l’importance de ce dossier, le soutien plein et entier de la Commission européenne à la nouvelle ligne ferroviaire et la nécessité, pour les États, de mettre en œuvre concrètement ce projet. Bien sûr, ce cofinancement suppose aussi le respect de certaines conditions, au premier rang desquelles la présentation d’un plan d’investissement par les deux États, mais également la mise en place d’une procédure d’appel d’offres et d’une évaluation externe et interne pour la sélection du projet proposé. Les deux États doivent aussi ratifier l’accord aujourd’hui soumis à l’approbation du Sénat et installer le nouveau promoteur. Cela nécessite, en premier lieu, un soutien politique infaillible ! Je sais que tel est votre cas, monsieur le ministre. (M. le ministre délégué acquiesce.) Comme vous l’avez souligné, ce projet a été porté au fil des années par quatre Présidents de la République successifs, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Il doit continuer à être soutenu par le Gouvernement, par nous, les représentants de la nation – le vote final de la Haute Assemblée en témoignera peut-être ! –, quelle que soit notre couleur politique. Monsieur le ministre, pouvez-vous d’ores et déjà nous assurer du soutien du Gouvernement à ce chantier ? Pouvez-vous nous garantir que le dossier sera déposé auprès de l’Union européenne en temps et en heure, c’est-à-dire au plus tard au printemps 2014, et qu’il ne fera pas l’objet d’arbitrages budgétaires défavorables ou dilatoires ?
Il s’agit d’un projet présidentiel à portée internationale. Nous comptons beaucoup sur vous, monsieur le ministre, sur le chef du Gouvernement et, surtout, sur le Président de la République. Ce projet est porteur de perspectives. Les relations franco-italiennes sont riches, vous l’avez dit, monsieur le ministre, les deux pays étant, l’un pour l’autre, le deuxième partenaire commercial, avec des échanges à hauteur de 70 milliards d’euros en 2012, légèrement bénéficiaires pour nos voisins transalpins. L’Italie représente le premier marché pour les ventes de produits agroalimentaires français et constitue l’un des débouchés privilégiés pour les exportations françaises d’automobiles et de produits métallurgiques. L’essentiel de l’économie italienne se concentre dans le nord-ouest du pays, autour de Milan, véritable capitale économique, de Turin et de Gênes, et se caractérise par une forte présence industrielle. Avec la Ruhr, ce sont les deux grandes zones industrielles de l’Europe. Plus qu’une liaison Lyon-Turin, ce sont aussi les relations entre Paris et Milan qui bénéficieront de cette nouvelle ligne ferroviaire. Mettre ces deux villes à quatre heures de train l’une de l’autre contribue au rapprochement de deux aires économiques fortes : le Grand Paris et la région milanaise. Les chiffres du PIB de ces deux régions sont éloquents : en 2010, le PIB s’élevait à 588 942 millions d’euros en Île-de-France, soit 29 % du PIB national – 22 % seulement étaient utilisés par les Franciliens, et 7 % étaient redistribués à l’ensemble des autres régions – et à 501 862 millions d’euros dans le nord-ouest italien. Il s’agit donc de réunir deux grands pôles économiques, deux « capitales-monde ». Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse à cet égard. D’aucuns peuvent se demander pourquoi un sénateur de Paris défend ce projet de loi, qui est plutôt rhônalpin ? Tout simplement parce qu’il s’agit aussi d’un projet Grand Paris- Grand Turin-Grand Milan ! (Sourires.)
C’est également la sécurisation des voies de communication entre la France et l’Italie qui est en jeu.
Les économies française et italienne sont fortement intégrées, mais elles dépendent, je le répète, de trois passages routiers et d’une ligne ferroviaire inadaptée. Or ces axes de communication sont fragiles. À la suite d’incendies, je tiens à le redire, le tunnel du Mont-Blanc a été fermé pendant trois ans et celui du Fréjus deux mois. Un trafic ferroviaire plus intense permettra de réduire la fragilité des axes et de sécuriser les échanges entre les deux États. En outre, dans la mesure où les pays alpins développent des infrastructures de transport de ce type, les flux avec la France risquent d’être très fortement marginalisés si nous restons à l’écart des grands axes de communication modernes. L’Autriche et l’Italie ont mis en place le chantier du tunnel du Brenner, tandis que la Suisse a mis en service le nouveau tunnel du Lötschberg et s’apprête à mettre en fonctionnement le nouveau tunnel du Saint-Gothard. Au final, ces projets et ces infrastructures renforcent le partenariat économique entre l’Italie et l’Allemagne. Veillons à ce que la France ne s’en exclut pas. À cet égard, je veux dire à nos collègues qui portent un intérêt à l’Europe que les lignes ferroviaires nord-sud sont très développées. La construction de cette ligne permettra d’avoir, pour la première fois, une ligne est-ouest.
En outre, rappelons que la liaison Lyon-Turin est un maillon d’une chaîne beaucoup plus longue, allant du sud de l’Espagne à la frontière orientale de l’Union européenne.
De fait, nos échanges avec les pays européens hors de l’Union européenne, comme l’Ukraine, dont les exportations représentent tout de même aujourd’hui 1 milliard d’euros, pourront vraisemblablement en profiter.
Enfin, le gain est également assuré en termes écologiques. Dès 1991, en signant la Convention alpine, la France s’est engagée, avec ses partenaires européens, à prendre des mesures dans le domaine des transports, « en vue de réduire les nuisances et les risques dans le secteur du transport interalpin et transalpin ». En encourageant le report modal, cet accord permettra aussi de réduire les émissions de gaz à effet de serre, puisque le fret ferroviaire possède une plus grande efficacité énergétique que le transport routier.
L’objectif recherché est de passer d’une répartition 85/15 en faveur du routier à une répartition 55/45. La Suisse, qui a déjà fait le choix du ferroviaire par référendum, a mis sur les rails 80 % de son trafic de marchandises.
L’autoroute ferroviaire alpine, qui ne peut transporter, en 2013, que 30 000 poids lourds par an, en moyenne, verra ainsi sa capacité augmenter significativement, pour atteindre – il s’agit d’une estimation – 700 000 poids lourds transportés par an à l’horizon 2035 ! Les promoteurs parlent de 1 million de poids lourds. Mais, quel que soit le chiffre, l’augmentation est importante. Rappelons que les études menées par « Lyon-Turin ferroviaire » ont montré que, sur une liaison de 350 kilomètres, un poids lourd rejetait une tonne de CO2 dans la vallée alpine. Avec le report modal, c’est autant de gaz à effet de serre épargné à l’environnement et de glaciers qui fondent en moins !
Bien sûr, comme tout projet d’envergure, celui-ci n’est pas exempt d’oppositions. À ce propos, la commission a auditionné de nombreuses personnalités, même si nous avons travaillé en urgence.
Tout d’abord, les oppositions portent sur le coût. Un rapport de la Cour des comptes a estimé le coût total du projet à 26 milliards d’euros ! Sur ce point, M. le Premier ministre a répondu que cette estimation était largement surestimée, car elle englobe des coûts qui n’ont pas à être pris en compte par la France, telle la modification du tracé en val de Suse, intégralement pris en charge par l’Italie. Par ailleurs, le financement du projet se fera à très long terme, sur plusieurs décennies, ce qui permettra de ne pas grever les finances publiques dans une période budgétaire déjà contrainte. Par ailleurs, ce projet sera l’occasion d’envisager la mise en place de financements innovants ou différents. Il y a là, monsieur le ministre, une réflexion à mener et, vous le savez très bien, la Banque européenne d’investissement a déjà commencé à examiner ce projet.
Ensuite, les oppositions portent sur le phasage.
Les détracteurs du chantier soulignent que le tunnel débouchera sur la ligne existante, vétuste et inadaptée ! Mais c’est oublier que la construction du tunnel provoquera de fait – en témoigne le rapport Duron – l’accélération de l’ouverture des travaux pour ce qui concerne les accès ! Cet argument n’a donc pas de sens! Enfin, les opposants pointent la sous-utilisation de la ligne actuelle, qui ne serait empruntée qu’à seulement 17 % de ses capacités, et serait apte au report modal. La sous-utilisation est certes une réalité, mais les caractéristiques mêmes de la ligne historique sont telles que l’on ne peut en attendre davantage : chaque jour, passent cinq trains, avec simplement dix wagons, tirés par trois locomotives, et qui ne transportent que deux camions°! Or il est techniquement impossible de faire plus. Je comprends d’autant moins que l’on nous oppose cet argument quand on se rend compte, sur place, qu’il faut pousser les locomotives pour qu’elles avancent ! (M. Jean-Claude Carle rit.) Le présent accord est un texte technique de gouvernance du projet, qui n’engage pas l’ouverture des travaux. Cela nécessitera la signature d’un nouvel accord. J’y insiste, monsieur le ministre, il importe que celui-ci intervienne rapidement, afin que nous soyons en mesure d’enclencher véritablement le projet. Le sommet franco-italien du 20 novembre 2013, qui traitera en particulier du présent projet, doit être l’occasion d’engager la prochaine phase. J’espère qu’il n’y aura pas de communiqué dilatoire et que nos amis de Bercy sauront y voir l’intérêt du pays et de l’Europe. En conclusion, je veux dire que ce chantier n’est ni démesuré ni financièrement inopportun. Il s’agit au contraire d’un projet d’aménagement du territoire cohérent, adapté, vecteur de gains économiques et écologiques. C’est un maillon essentiel de la ligne ferroviaire européenne ouest-est. Faire l’économie de cette ligne nous mettrait, de fait, je le répète, en marge des échanges avec l’Europe du sud et de l’est. Permettez-moi, enfin, de rendre hommage à tous les acteurs qui, à leur niveau, ont porté ce projet tout au long des quinze dernières années et de leur adresser des remerciements. Je pense aux quatre Présidents de la République, aux chefs de gouvernement successifs, aux ministres qui ont suivi ce dossier, ainsi qu’aux élus locaux et aux acteurs administratifs. Au nom de toutes ces personnes qui se sont impliquées dans ce projet, je vous propose, mes chers collègues, d’adopter ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC, de l’UMP et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.) (...)
Je remercie l’ensemble des intervenants et souhaite répondre à une remarque formulée par l’un de nos collègues. Ce projet de loi est examiné selon la procédure accélérée. À l’Assemblée nationale, la commission des affaires étrangères n’a procédé à aucune audition ; la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire n’en a organisé qu’une seule et la commission des affaires européennes a réuni une sorte de table ronde avec cinq intervenants extérieurs. La commission des affaires étrangères du Sénat a souhaité aller beaucoup plus loin, en procédant à l’audition de douze personnes, dont des opposants au projet, en particulier leur porte-parole, qui est aussi parlementaire, dans l’intention d’entendre leurs arguments et de mieux pouvoir les contrer. Je trouve donc quelque peu inélégant de la part de l’une de nos collègues de se faire l’écho d’une campagne sur Internet et les réseaux sociaux actuellement dirigée contre les travaux de la commission sans s’être préalablement renseignée sur ce qui a été notre méthode de travail. La commission des affaires étrangères a beaucoup travaillé sur ce sujet et a proposé un projet. Je remercie également la commission du développement durable de s’être saisie de ce texte pour avis, et j’aurais aimé que la commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes en fassent de même, car ce projet est d’une très grande importance, mes chers collègues. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC, du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur les travées de l’UMP et du RDSE.)