Les interventions en séance

Culture
Catherine Morin-Desailly 17/02/2014

«Proposition de loi tendant à harmoniser les taux de la taxe sur la valeur ajoutée applicables à la presse imprimée et à la presse en ligne »

Mme Catherine Morin-Desailly

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en renversant les modèles d’affaires existants, le numérique a ébranlé toute l’économie traditionnelle. La plupart des secteurs sont aujourd’hui soumis à ces bouleversements : les télécommunications, la banque, la grande distribution, les livres, la musique, la vidéo, mais aussi le tourisme, la défense, l’automobile demain, mais aussi, bien sûr, les médias et la presse, qui nous occupent aujourd’hui. Désormais, au moins 73 % des ménages sont connectés à internet dans l’Union européenne. Les cinq plus grands pays européens, dont la France, comptent 104,4 millions d’utilisateurs de smartphones. Connectés partout et à toute heure, les Européens consomment de plus en plus de services en ligne, ainsi que de multiples contenus, notamment des informations. On constate clairement qu’un phénomène de substitution est actuellement à l’œuvre. Pour les nouveaux lecteurs, la question ne se pose même plus, à l’heure où Le Journal du Dimanche est meilleur marché par voie de téléchargement que sous sa forme papier. Les écrans et les tablettes sont désormais partout, des salles de rédaction aux salons. Cette nouvelle donne nous invite à des adaptations propres à faciliter l’émergence de nouveaux modèles économiques. S’agissant du taux de TVA en ligne, notons que la directive européenne de 2006, qui fixe les secteurs sur lesquels peut s’appliquer le taux exceptionnel de 2,1 %, reconnaît à la presse son caractère nécessaire à la bonne santé de nos sociétés démocratiques. Nous approuvons bien entendu cette idée. Le droit européen en la matière a rigidifié la situation telle qu’elle se présentait en 1991. Il y a vingt ans, la presse écrite, c’était pratiquement la totalité de la presse. Aussi, le caractère exceptionnel du taux réduit ne saurait être lié au seul support papier. Si l’on tient compte des mutations technologiques, on constate que cette lecture des choses est dépassée. C’est le contenu, c’est-à-dire l’information, et sa transmission qui importent. Continuer à appliquer à la presse numérique une TVA dix fois plus élevée relève donc du non-sens. J’ai toujours défendu le principe de la neutralité du support : je l’avais fait d’emblée pour le livre. De manière logique, depuis trois ans lors des discussions budgétaires, je propose en conséquence, au nom de mon groupe, l’adoption d’un amendement permettant d’étendre le champ d’application de ce taux de TVA. Curieusement, monsieur le rapporteur, votre majorité, qui défend aujourd’hui cette même disposition, n’a jamais voté notre amendement… Le groupe UDI-UC, lui, sera cohérent avec lui-même et votera cette proposition de loi, qui est conforme à ses travaux et qui reprend l’une des trente préconisations de mon rapport « L’Union européenne, colonie du monde numérique ? », rendu il y a bientôt un an au nom de la commission des affaires européennes. Je souhaiterais néanmoins, madame la ministre, monsieur le rapporteur, vous alerter sur le caractère limité d’un tel dispositif, qui n’offre pas de vue d’ensemble sur la question du numérique. Aligner la fiscalité de la presse numérique sur la presse écrite est une mesure de bon sens, mais dans un cadre aussi limité et strictement national, cela restera un expédient. Il en va de même pour l’accord dit « Google-presse », qui est malheureusement relativement symptomatique de la façon dont le Gouvernement a abordé la question des mutations que connaît le secteur. Il faut bien le reconnaître, on s’est contenté et félicité d’une obole de 60 millions d’euros pour la presse, sans que la réalité des problèmes posés soit traitée et surtout sans que la somme dégagée par le géant américain ait été repartie entre les éditeurs de presse de manière claire et transparente. Envoyer un signal européen est une chose. Néanmoins, compte tenu du droit européen actuel, il ne faudra pas manquer de prendre une position claire et déterminée vis-à-vis de nos partenaires européens. En effet, seule l’Union européenne a aujourd’hui la masse critique pour peser dans le cyberespace et appréhender les nombreux défis que la mutation numérique pose aujourd’hui : défis culturel, économique et industriel, fiscal et juridique, avec la question de la maîtrise des données, nouvel « or noir » du numérique. Au cœur de la problématique, il y a un nouvel écosystème, qui s’est construit et se développe très rapidement, à l’insu des acteurs traditionnels. Les nouveaux entrants dans la chaîne de valeurs développent des services qui deviennent de plus en plus incontournables. En ligne de mire, on trouve évidemment Google, qui diffuse par exemple sur son site une sélection considérable d’articles de presse sans s’acquitter d’aucun impôt – ou presque – et sans rien reverser aux éditeurs de presse. Certes, nous avons été le fer de lance sur la question de l’exception culturelle, mais il faut aller beaucoup plus loin. Face à ce qui se joue, nous devons trouver des alliés pour peser efficacement sur la Commission européenne et maintenir la pression afin que, au nom de la diversité culturelle, elle propose d’appliquer au livre et à la presse en ligne un taux de TVA au moins aussi bas que celui qui est appliqué aux biens culturels « physiques ». Plus largement, il faut que la Commission européenne prévoie d’inclure l’objectif de diversité culturelle dans la réglementation des services puisque, à l’ère du numérique, les biens culturels prennent la forme de service en ligne. Le Syndicat de la presse quotidienne nationale confirme qu’il s’agit d’une problématique européenne, partagée avec les éditeurs de presse allemands, belges, italiens, portugais, réunis dans plusieurs associations européennes : l’ENPA, European newspaper publishers association, pour la presse quotidienne et l’EMNA, European magazine media association, pour la presse magazine. De la même manière, il faut exiger le respect absolu par tous les États membres du calendrier européen en matière de changement de lieu d’imposition de la TVA pour les services en ligne afin de « reterritorialiser » la perception de la TVA sur le lieu de consommation de ces services. Par ailleurs, en application du code de conduite que les États membres se sont fixé, il faut exercer une pression conjointe des grands États membres victimes de l’optimisation fiscale des multinationales du numérique sur les États membres complices de cette situation. Enfin, il faut peser pour faire avancer la révision internationale du modèle OCDE de convention fiscale qui permettra d’imposer les multinationales de l’économie numérique à proportion de leur activité sur le territoire où résident leurs utilisateurs. Au-delà de l’aspect fiscal, il faudrait également imposer des obligations d’équité et de non-discrimination à certains acteurs de l’internet – je pense une fois encore à Google –, devenus des « facilités essentielles », parce qu’ils ont acquis une position dominante et durable et que nombre d’activités économiques deviennent impraticables sans eux. Un sujet de préoccupation mérite aussi la plus grande vigilance de notre part et de celle des autorités européennes de la concurrence : la neutralité des terminaux. Le phénomène d’intermédiation obligatoire, conjugué à la concentration inhérente à l’économie numérique, est extrêmement préoccupant au regard de la diversité culturelle et du pluralisme de la presse. Ainsi, on le voit, le présent texte répond à une situation spécifique, mais ne va pas au-delà. Il faut assurément replacer cette question de l’accès à l’information dans une réflexion d’envergure sur la fiscalité applicable au territoire de l’Union européenne et, surtout, débattre de notre stratégie globale face aux enjeux multiples engendrés par cette mutation d’ampleur. Il me reste enfin à dire notre regret de constater que la présente proposition est déconnectée d’une démarche plus globale et plus approfondie en faveur de la presse. Nous souhaiterions, à cet égard, connaître l’avancée de la fameuse réforme des aides à la presse que le Gouvernement annonce depuis des mois. Madame la ministre, alors que le Gouvernement a considérablement baissé les crédits, la question du portage est aussi devenue un sujet de préoccupation depuis quelque temps, régulièrement mis en avant par notre presse quotidienne régionale. Pourquoi ne pas nous avoir proposé un texte complet dans lequel la présente proposition de loi aurait été inscrite et qui, du coup, aurait traduit une véritable réflexion de fond sur une industrie que nous jugeons essentielle et qui connaît les difficultés que chacun sait ? Nous ne pouvons, hélas, que déplorer le retard pris ces deux dernières années, alors que, il faut bien le reconnaître, l’économie de la création est menacée. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)