Les interventions en séance

Droit et réglementations
Chantal Jouanno 16/05/2013

«Proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil»

Mme Chantal Jouanno

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, comme l’a récemment souligné un avocat à la Cour sur son blog, « la réparation du préjudice écologique est sans doute l’une des grandes questions du droit civil en ce début du XXIe siècle ». Nous entamons donc une réflexion sur une grande question de droit civil. Je tiens à remercier tout particulièrement Bruno Retailleau d’avoir mené ce combat depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Pour un certain nombre d’entre nous, qui sommes parfois plus militants que juristes ou politiques, la nécessité d’inscrire le préjudice écologique dans le code civil est une évidence. Cependant, en 2007, il aurait été presque impossible de le faire, car les esprits n’étaient pas encore prêts. Aujourd’hui, ils le sont. Plus qu’une loi, c’est un nouveau paradigme qui s’écrit. Lors du procès de l’Erika, en l’absence de texte absolument clair sur lequel fonder la notion de préjudice écologique, les juristes se sont régalés de raisonnements juridiques. La décision de la Cour de cassation nous oblige aujourd’hui à donner une base légale, solide, à cette notion. En effet, il existe encore des incertitudes juridiques au sujet de la définition du préjudice écologique ; vous avez évoqué certaines d’entre elles, madame la garde des sceaux. Dans son rapport, Alain Anziani insiste notamment sur la question de la prescription, au bout de cinq ou trente ans, avec un élément déclenchant plus ou moins solide, et donc plus ou moins facteur d’incertitude pour les entreprises et les autres acteurs concernés. Il faudra également clarifier la question de la prévention. Cette question a été évoquée lors des auditions. Un article a été inséré dans la proposition de loi pour ouvrir la possibilité d’allouer des dommages et intérêts en compensation de dépenses de prévention. Je préférais la version initiale du texte, qui permettait au juge de prescrire des mesures propres à empêcher ou à faire cesser une atteinte illicite à l’environnement. Si on conserve l’idée de dommages et intérêts, il faudrait également prévoir le remboursement des dépenses de prévention, qui n’est pas systématique. Le groupe de travail pourra apporter des réponses sur ces différents éléments. Il est logique que le texte, qui, je l’espère, sera voté ce matin, puisse être enrichi non seulement par la navette parlementaire mais aussi par les conclusions du groupe de travail. Je le répète, l’intérêt de cette proposition de loi est qu’elle ouvre un nouveau paradigme. La reconnaissance, non d’un droit de la nature, mais d’une responsabilité de l’homme dans une approche écosystémique, dépasse presque la référence à Hans Jonas que vous avez incluse dans votre rapport, monsieur Anziani. En effet, avec la notion de « préjudice écologique », c’est non un préjudice indirect pour l’homme qui est consacré, mais bien la dépendance de l’homme à l’égard de son environnement, de son écosystème. Madame la garde des sceaux, vous avez déclaré tout à l’heure que vous ressentiez un plus grand « tremblement » face aux personnes que face aux animaux. Cependant, si vous connaissiez la biodiversité de votre flore intestinale, si vous saviez qu’elle vous permet de survivre, vous ressentiriez davantage, j’en suis certaine, ce tremblement face à la nature. Après la reconnaissance du préjudice écologique, il faudra sans doute aborder l’autre question du droit de l’animal et de son statut dans le code civil. Peut-on encore se contenter de l’assimilation des animaux à des biens meubles ? C’est une question particulièrement sensible, comme l’ont montré les débats au Conseil économique, social et environnemental. Une troisième question apparaît en filigrane dans la proposition de loi. Celle-ci traduit clairement une vision patrimoniale de notre environnement, ou du moins elle reconnaît l’existence d’un capital environnemental. On sort donc de la vision du XXe siècle, incarnée notamment par le concept de « produit intérieur brut », dans lequel tout n’est que flux et somme de valeurs ajoutées. Cette évolution s’inscrit dans la lignée des travaux de Joseph Stiglitz et Amartya Sen sur la nécessité de revoir, de corriger, de compléter le concept de PIB. J’admets que cette belle réflexion n’a pas sa place ici, mais elle me tient à cœur. Ne nous voilons pas la face, l’application de cette proposition de loi soulève des difficultés, qui me semblent plus méthodologiques que juridiques. Ces difficultés concernent en particulier l’évaluation de la réparation et sa mise en œuvre. Nous connaissons la réparation en nature, mais elle n’est pas toujours possible. Il est donc logique de prévoir également une réparation pécuniaire. Toutefois, ce type de réparation est très difficile à mettre en œuvre. Le professeur Chevassus-au-Louis a mené des travaux pour tenter d’estimer la valeur des différents écosystèmes. Il a donné une valeur aux prairies et aux forêts, mais il a surtout montré les obstacles. Par exemple, si on constate la disparition d’une espèce exceptionnelle, comment estimer sa valeur ? Sur un plan philosophique, peut-on accepter de « monétariser » une espèce ? Plus généralement, quelle méthodologie devons-nous employer ? Faut-il se contenter d’évaluer les seuls services économiques de la biodiversité ordinaire ? Des estimations ont été réalisées : 153 milliards d’euros pour les pollinisateurs et 380 milliards de dollars pour les bousiers aux États-Unis. Il existe même une estimation de la valeur monétaire des sangsues, mais je pense que cela ne provoquera chez vous aucun tremblement, madame la garde des sceaux… Vous le voyez, de nombreuses questions méthodologiques se posent. Il est urgent que les administrations et les experts en matière de biodiversité au sens large s’en saisissent, comme il est normal que la loi les incite à se mobiliser. Le fait que des questions se posent encore ne constitue donc pas une raison pour repousser la reconnaissance de la notion de « préjudice écologique » ; je pense d’ailleurs que personne ne le comprendrait. Aussi notre groupe soutiendra-t-il, lui aussi avec enthousiasme, cette proposition de loi. (Applaudissements.)