Les interventions en séance

Europe
15/01/2013

«Projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l՚adhésion de la République de Croatie à l՚Union européenne »

M. Jean Arthuis

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les sénatrices et les sénateurs du groupe UDI-Union centriste s’associent à l’hommage qui a été rendu à nos soldats tombés au Mali et en Somalie, et tiennent à exprimer leur compassion à leurs familles. Au moment où l’Europe traverse une très grave crise interne, tant économique que financière et institutionnelle, nous sommes appelés à nous prononcer sur l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne. Ainsi va l’Europe, mécanique et pathétique. Le dysfonctionnement est manifeste, mais l’élargissement progresse tel un automate ! L’immeuble menace-t-il de s’écrouler ? Peu importe, il reste ouvert à de nouveaux arrivants… Loin de nous, bien sûr, l’idée de stigmatiser la Croatie. Au contraire, nous joignons nos voix au concert de louanges qui lui a, à juste titre, été adressé. Au cours de son audition par la commission des affaires étrangères et la commission des affaires européennes du Sénat, le 4 décembre dernier, Stefan Füle, le commissaire européen à l’élargissement, a bien exposé à quel point, au cours d’un processus de négociation long de plus de six années, la Croatie avait su progresser « dans tous les domaines ». Cette réussite est d’autant plus remarquable que la Croatie est sortie il y a seulement vingt ans du conflit douloureux et meurtrier auquel elle doit son indépendance. De plus, le processus de négociation a été plus exigeant pour la Croatie que pour les derniers États à avoir adhéré, notamment en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux. Aussi sommes-nous pleinement conscients que, si la Croatie est aujourd’hui à même de devenir, le 1er juillet prochain, le vingt-huitième État membre de l’Union européenne, c’est parce qu’elle a consenti un effort considérable, que nous saluons à notre tour. C’est en considération de cet effort que nous voterons le projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l’adhésion de la République de Croatie à l’Union européenne. Cependant, au-delà du seul dossier croate, ce débat nous donne l’occasion de poser une question fondamentale : n’est-il pas temps de marquer une pause dans la marche forcée vers l’élargissement ? En effet, l’aveuglement actuel ruine l’espoir de donner à l’Europe le pilotage politique qui lui fait si tragiquement défaut. Depuis le premier élargissement, en 1973, la logique de l’élargissement s’oppose à celle de l’approfondissement. Nous aimerions que cette opposition ne soit que rhétorique ; hélas, elle ne l’est pas, et ce moins encore que jamais dans la situation actuelle. Non seulement la crise que j’ai évoquée au début de mon propos n’est pas terminée, mais elle ne se terminera pas tant que nous n’aurons pas franchi une étape cruciale dans l’intégration européenne. Il s’agit en effet d’une crise systémique, conséquence naturelle et logique des limites structurelles du modèle de gouvernance économique de l’Union européenne. Mes chers collègues, permettez-moi de procéder à un bref rappel historique pour expliquer ma position. Pour contrer une instabilité monétaire devenue incompatible avec les objectifs de croissance et d’emploi assignés au marché unique, nous nous sommes dotés d’une monnaie unique. Seulement, cette monnaie est restée orpheline d’un État, puisqu’il n’y a pas d’État européen. Dès lors, pour compenser l’absence de gouvernance de la zone euro, nous avons imaginé une sorte de règlement de copropriété : le pacte de stabilité et de croissance, la stabilité venant en réalité bien avant la croissance. Il s’agissait d’un dispositif transitoire, mis en place dans l’attente d’une intégration politique qui n’est toujours pas venue. Chacun connaît la suite : ce pacte a été allègrement transgressé, l’euroscepticisme dont faisaient preuve à l’époque les chefs d’État et de Gouvernement l’emportant face à une Commission européenne pusillanime, sous l’arbitrage complice des marchés financiers et des agences de notation, qui croyaient que la zone euro était un espace fédéral ! Cette situation a conduit à la crise des dettes souveraines, qui a éclaté en 2009 – étonnamment tard – et dont nous ne sommes toujours pas sortis. Oui, mes chers collègues, c’est la chose la plus importante que nous devons conserver à l’esprit : nous ne sommes pas sortis de la crise. Certes, après ce que l’on pourrait appeler les « années folles de l’euro », nous avons réagi. De nouvelles procédures de rigueur et de surveillance ont été mises au point : le « six-pack », à la fin de 2010, et, aujourd’hui, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, le TSCG. Bien entendu, ces instruments sont beaucoup trop jeunes pour avoir déjà pu porter leurs fruits : le TSCG est ainsi entré en vigueur le 1er janvier dernier. Surtout, ils seront à terme insuffisants, parce que les racines du mal demeurent. Par exemple, monsieur le ministre, il est manifeste qu’à l’égard de Chypre, qui a intégré l’Union européenne en 2004 et a même été admise dans la zone euro en 2008, le contrôle prudentiel de l’Union européenne a été totalement défaillant, à telle enseigne que ce pays vient de solliciter l’assistance financière de l’Union européenne. Or il faut se représenter que, à Chypre comme au Luxembourg, les deux tiers du produit intérieur brut sont constitués de revenus financiers. Où en est le contrôle prudentiel des banques chypriotes ? En cas de sinistre, combien cela va-t-il coûter à la zone euro ? En effet, comme dans le cas de la Grèce, ce n’est pas l’Union européenne qui réglera l’addition, mais les budgets nationaux des États membres de la zone euro, via des prêts bilatéraux ou l’abondement du Mécanisme européen de stabilité. J’ai le sentiment que l’on ne sait pas très bien ce qui se passe à Chypre, alors que les engagements des banques chypriotes, y compris en Russie et au Moyen-Orient, représentent de sept à huit fois le produit intérieur brut national. Les conséquences potentielles de cette situation pour nos finances publiques sont très inquiétantes, et ce n’est là qu’un exemple… Chaque élargissement a un coût, que l’Union européenne est de moins en moins capable d’assumer, surtout compte tenu des risques que son absence de gouvernance budgétaire continue à faire peser sur elle. Certes, la Croatie est vertueuse : dont acte. Elle va adhérer à l’Union européenne, et c’est très bien, mais combien faudra-t-il embaucher de traducteurs à la suite de son intégration ? Au total, depuis 2001, la Croatie a bénéficié de 1,5 milliard d’euros d’aides de préadhésion. En 2013, 687 millions d’euros sont prévus à son intention, et ce montant devrait augmenter à partir de 2014, en raison de la montée en puissance progressive des fonds structurels, des fonds de cohésion et des crédits de la politique agricole commune. La Croatie aura en outre douze députés européens, et bien sûr son commissaire. Mes chers collègues, le problème de fond est que le budget de l’Union européenne ressemble à une table de casino. Le fonctionnement administratif de l’Union européenne consomme 7 % de son budget : cela correspond à la rémunération du croupier ; après avoir payé celui-ci, chacun essaye de récupérer le maximum de jetons et, comme à toute table de casino, il y a des gagnants et des perdants… Mais un tel système, monsieur le ministre, ne fait pas une politique européenne, ni l’Europe ! Dans ces conditions, notre conviction est que, une fois la Croatie intégrée, il faudra suspendre le processus d’élargissement. Tant que nous n’aurons pas mis en place une gouvernance digne de ce nom, nous devrons nous en tenir à des partenariats de coopération. (M. Roland du Luart acquiesce.) La Croatie a bénéficié jusqu’à présent d’un tel accord. La Bulgarie et la Roumanie, dont chacun reconnaît qu’elles ont été intégrées trop vite dans l’Union européenne, en bénéficient toujours, même après leur adhésion… C’est dire l’absurdité de la situation ! Ces deux pays sont aujourd’hui incapables de mobiliser les crédits mis à leur disposition. Hélas, on ne paraît pas vouloir privilégier les accords de coopération, ce qui nous inquiète au plus haut point. En effet, persévérer dans la démarche actuellement suivie revient à caricaturer la construction européenne et, finalement, à discréditer le projet européen. L’élargissement apparaît comme un processus autonome, incontrôlable, qui s’auto-entretient – signe patent de l’impéritie des instances de gouvernance de l’Europe. Lorsque, le 4 décembre dernier, j’ai interrogé le commissaire Füle sur les problèmes que je viens de soulever devant vous, il m’a fait une réponse extrêmement symptomatique : il a fait valoir, de bonne foi, que le sujet ne relevait pas vraiment de la politique d’élargissement. Cela est vrai, mais aussi très grave, parce que cette situation est très représentative de la schizophrénie de l’Europe actuelle, animée par deux forces œuvrant parallèlement, non pas conjointement : d’une part, des institutions et des normes sources de dépenses publiques ou freins à la compétitivité et à la croissance ; d’autre part, une zone euro impuissante à réduire la dépense publique et à améliorer la compétitivité, pour donner un contenu et de la robustesse à la croissance. L’élargissement, pour l’heure, relève de la première de ces forces. C’est un élargissement à marche forcée, qui s’emballe depuis 2004. La vocation européenne des pays des Balkans occidentaux a été reconnue au Conseil européen de Zagreb, en 2000, et n’a jamais été démentie depuis. Outre la Croatie, trois d’entre eux ont déjà le statut de candidat : la Macédoine, le Monténégro et la Serbie. Trois autres sont des candidats potentiels : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. Par ailleurs, l’Islande est aussi candidate, de même que la Turquie, dont le dossier est toujours aussi problématique. Enfin, qui doute que, tôt ou tard, des pays tels que l’Ukraine, la Géorgie ou la Moldavie ne le soient à leur tour ? Comme pour nous rassurer, il nous est annoncé que c’est la dernière fois que le Parlement français pourra ratifier un élargissement de l’Union européenne à la majorité simple, que les prochains élargissements devront être adoptés soit par référendum, soit, depuis la dernière révision constitutionnelle de 2008, par le Parlement, mais à la majorité qualifiée des trois cinquièmes. Stop ! Nous ne pourrons pas accueillir tous ces pays sans avoir eu recours, au préalable, au seul remède capable de nous guérir de notre maladie de gouvernance. Ce remède est connu : c’est le fédéralisme. Mes chers collègues, le jour où nous avons opté pour la monnaie unique, nous avons pris un billet aller sans retour vers une souveraineté partagée. Seulement, nous n’avons pas assumé les conséquences de cet engagement ; c’est là l’origine de la crise. Il est désormais impératif de faire de la zone euro le noyau de cristallisation du fédéralisme européen. Dès lors, nous devons mettre en place un pilotage politique. Cela implique la nomination d’un ministre européen de l’économie et des finances à temps plein, et non à temps partiel, qui soit chargé d’assurer, à l’abri des conflits d’intérêts, une coordination budgétaire. Il devra également être membre de la Commission et pouvoir s’appuyer sur un Trésor européen, lequel reste à créer. On a bien créé, pour Mme Ashton, un service qui compte 3 000 personnes ! Et pour quelle politique extérieure de l’Union européenne… Il convient aussi, bien sûr, d’instaurer une légitimité démocratique incontestable par l’institution d’une instance parlementaire de contrôle de la gouvernance de la zone euro associant dans une enceinte commune, permanente, des députés européens et des parlementaires nationaux de la zone euro. La crise grecque nous a démontré que la solidarité au sein de celle-ci n’a rien de commun avec les liens qui unissent les Vingt-Sept, qui seront bientôt Vingt-Huit. Monsieur le ministre, l’Europe est en danger. Sa gouvernance est caricaturale : l’élargissement compulsif en est l’une des manifestations. Nous nous devons d’y remédier. Dans cette attente, une première mesure s’impose selon nous : supprimer le poste de commissaire européen à l’élargissement ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et sur certaines travées de l’UMP.)