Les interventions en séance

Culture
Nathalie Goulet 08/01/2014

«Proposition de loi tendant à encadrer les conditions de la vente à distance des livres »

Mme Nathalie Goulet

Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteur, mes chers collègues, « l’ennui naquit un jour de l’uniformité »... Pour ma part, je ne suis pas du tout convaincue par ce texte. Étant membre de la commission des affaires étrangères, je ne baigne certes pas dans ce bouillon culturel qui est le vôtre, chers collègues de la commission de la culture, mais j’ai beaucoup de mal à penser que cette modification, importante, concernant les frais de port, fasse changer les habitudes de consommation qui viennent d’être prises ou qui sont prises aujourd’hui par chacun d’entre nous, s’agissant de la vente en ligne. Je suis encore moins convaincue de la pertinence de tout « Amazon bashing ». J’ai bien compris l’objectif : il s’agit de défendre les librairies physiques, véritable enjeu culturel et social, mais aussi, condition du maintien des petits commerces et donc d’un aménagement du territoire équilibré. Mais nous n’habitons pas tous à dix minutes d’une librairie, et nous ne sommes pas tous parisiens ! Dans un certain nombre de territoires, il n’existe pas d’autres moyens de se procurer un ouvrage que de recourir à des services de vente en ligne. En réalité, le modèle Amazon est dans la ligne de mire depuis qu’un arrêt de la Cour de cassation du 6 mai 2008 a considéré qu’un service en ligne de vente de livres pouvait tout à fait prendre en charge les frais de livraison. Pour contrer cette jurisprudence, le texte qui nous est présenté empêche les distributeurs en ligne de cumuler les frais de port gratuits et la réduction du prix du livre de 5 % telle que fixée par la loi Lang. Comment calculer les frais de port ? Au pourcentage ? Au poids ? Les dispositions prévues n’éviteront nullement que le port soit presque gratuit. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur la pertinence du dispositif qui nous est proposé. Obliger Amazon à augmenter ses prix pour facturer les prix de livraison fera-t-il revenir les lecteurs dans les librairies ? Compte tenu de la modicité de l’augmentation que cela entraînera, on peut en douter. En effet, les frais de livraison ne représenteront au plus que quelques euros. Sans compter que, dans un grand nombre de cas, les frais en question, imputés des 5 % de réduction du livre, pourront ne s’élever qu’à quelques centimes d’euros ! Plus fondamentalement encore, on peut se demander si les clients des librairies physiques et des librairies en ligne sont les mêmes. Sont-ils interchangeables ? Sans doute pas totalement si l’on compare la sociologie de l’une et l’autre clientèle. Amazon ne pourra pas cumuler la réduction du prix du livre et les frais de port gratuits, tandis que la FNAC, par exemple, ou d’autres librairies comme Gutenberg.org, qui disposent à la fois d’une plateforme de vente en ligne et de magasins physiques, pourront, pour autant que l’internaute vienne retirer l’achat en magasin, appliquer ces tarifs réduits. Dans ces conditions, le texte établirait une nouvelle ligne de fracture entre les petits et les grands libraires physiques, au détriment des premiers et au profit des derniers. Cela conduit à déporter le débat sur le terrain juridique. Est-il possible de créer une discrimination, qui aboutit à traiter de manière totalement différente des actes commerciaux similaires, au détriment d’une catégorie d’acteurs économiques ? N’y a-t-il pas là une atteinte à la liberté d’entreprendre et à la concurrence ? Même si je comprends que la concurrence est violée par la plateforme Amazon au regard des conditions sociales et fiscales qui prévalent au sein de l’entreprise, il n’en demeure pas moins que l’on peut s’interroger, dans un cadre strictement juridique, sur l’efficacité des dispositions qui nous sont aujourd’hui proposées. Il est bien normal de poser ces questions, même si l’enjeu global est parfaitement légitime et si l’on partage évidemment les objectifs des auteurs de la proposition de loi. Madame la ministre, nous sommes en pleine rentrée littéraire, celle de janvier supplantant presque désormais celle de septembre. Savez-vous combien de nouveaux titres doivent être présentés ? Très exactement 547 ! Dans ce flot, comment les librairies indépendantes peuvent-elles assurer leur mission ? C’est matériellement et physiquement impossible. Les petits libraires n’ont ni le temps ni l’espace pour le faire. Il reste donc la FNAC, les grandes surfaces, Amazon ou Gutenberg.org. Certes, on peut continuer à s’attaquer à ce dogme. Dans un article de presse consacré à la loi « anti-Amazon », on peut lire que Frédéric Biastat, un économiste humoriste du XIXsiècle, avait demandé au gouvernement de l’époque que l’on ordonne la fermeture de toutes les fenêtres, car « l’intolérable concurrence d’un rival étranger inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit » et menace « une branche d’industrie française dont les ramifications sont innombrables » : il parlait évidemment de l’industrie de la bougie concurrencée par le soleil ! (Sourires.) Ici, c’est un peu la même chose : on est face à un adversaire étranger très fort, tentaculaire, qui nuit à notre réseau de librairies. Il nous faudrait revoir nos conditions de consommation. Je ne suis d’ailleurs pas certaine – même pas certaine du tout ! –, madame la ministre, que l’on incite les enfants à aller vers les livres, en leur mettant dès l’école des tablettes numériques entre les mains. Il existe d’autres moyens d’améliorer encore le réseau des libraires et de les protéger, ce qui est, on le sait, important. Surtout, ce texte mériterait franchement une évaluation – il n’y a pas d’étude d’impact pour une proposition de loi – avant d’être voté. Je pense qu’il renforcera de façon magistrale le livre numérique et les e-books. Ce n’est pas une bonne disposition. Même si ce texte est pavé de bonnes intentions, je ne suis pas sûre du tout que l’on arrive au résultat escompté. J’ai même énormément de doutes à cet égard. Je ne pense pas non plus que l’on puisse incriminer la mauvaise gestion, comme ce fut le cas pour Virgin, par exemple, pour expliquer la misère du monde et les problèmes des petits libraires. Nous devons réfléchir de manière plus approfondie à ces nouveaux modes de consommation. Alors que l’ensemble de mon groupe votera ce texte, je m’abstiendrai, pour ma part, par égard pour Mme la rapporteur et le travail qu’elle a réalisé et au vu des enjeux que je mesure tout à fait. Un jour ou l’autre, il faudra bien mettre sur la table les questions de fond sur la consommation du livre et l’intervention de l’État dans ce domaine, questions qui demeurent. À cet égard, je rejoins tout à fait les propos de notre collègue Yvon Collin, on ne peut intervenir uniquement sur les frais de port ; il faudra aussi absolument revoir la fiscalité. Au sein de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, nous avions évidemment travaillé sur ce sujet. Ces questions sont – et de loin ! – beaucoup plus déterminantes pour l’avenir des réseaux de nos petites librairies, auxquelles nous sommes tous attachés, que cette mesure que je qualifierai de « psychologique » et de « cosmétique ». Je ne dis pas qu’elle n’est pas importante, mais les problèmes de fond ne seront réglés qu’avec des dispositions beaucoup plus ambitieuses, que nous sommes tout à fait en mesure de prendre si nous en avons la volonté. (M. Yvon Collin applaudit.)