Les interventions en séance

Justice
Yves Détraigne 03/03/2011

«Projet de loi relatif à la garde à vue»

M. Yves Détraigne

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui était – c’est le moins que l’on puisse dire – très attendu. Depuis un peu plus d’un an, c’est d’ailleurs la quatrième fois, si je ne me trompe, que nous examinons la question de la garde à vue, que ce soit au travers d’une question orale avec débat, de propositions de loi, ou enfin, aujourd’hui avec le présent projet de loi. Le sujet n’est donc nouveau ni pour notre Haute Assemblée ni pour sa commission de lois, surtout pas pour son rapporteur, François Zocchetto, qui a déjà eu l’occasion d’approfondir cette thématique au travers des travaux réalisés par le Sénat que j’évoquais à l’instant.
La réforme de la garde à vue était devenue, depuis plusieurs mois, non plus souhaitable, mais tout simplement indispensable et urgente. Cela a déjà été rappelé, la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 fait peser une épée de Damoclès sur notre tête puisque, sans intervention du législateur avant le 1er juillet prochain, la garde à vue serait privée de base légale. Une telle situation est évidemment inenvisageable. Mais cette décision du Conseil constitutionnel, si elle est sans doute celle qui a l’effet le plus contraignant pour le Parlement, n’est pas la seule ayant relevé les insuffisances de notre système de garde à vue. En effet, aussi bien la Cour de cassation que la Cour européenne des droits de l’homme ont rendu ces dernières années plusieurs arrêts constatant les insuffisances du système actuel, le thème récurrent de ces décisions étant la présence et l’assistance de l’avocat au cours de la garde à vue. La Cour européenne des droits de l’homme a, dans sa jurisprudence, abordé cette problématique sous plusieurs angles : le moment d’intervention de l’avocat, avec les arrêts Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996 et Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, mais aussi la portée de l’intervention de l’avocat au travers des arrêts Dayanan c. Turquie et Brusco c. France, rendus respectivement en 2009 et en 2010. Mais, au-delà de ces aspects purement juridiques qu’il nous faut traiter, la réforme doit aussi être l’occasion de faire évoluer l’usage de la garde à vue au quotidien et de remédier à certaines dérives qui ont pu être relevées. Tout d’abord, comment ne pas être interpellé par le nombre de gardes à vue prononcées chaque année ? Il atteint des records, et les chiffres que l’on évoque doivent nous faire réfléchir : près de 800 000 gardes à vue par an aujourd’hui, contre 300 000 à 400 000 il y a une dizaine d’années... Il n’est pas question, évidemment, de promouvoir une quelconque forme de laxisme dans ce domaine. La garde à vue reste un acte de police judiciaire bien souvent indispensable, mais il faut en faire une utilisation plus rigoureuse, qui tienne surtout et d’abord compte de la gravité des comportements en cause et qui ne soit pas banalisée. Non, il n’est pas normal d’être placé en garde à vue pour une simple contravention, comme on l’a parfois vu ces dernières années ! Le texte qui nous est proposé prévoit donc que la garde à vue n’est possible que pour une personne à l’encontre de laquelle il existe « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». Cela paraît bien être la moindre des choses. Un débat a eu lieu en commission sur la question du seuil d’emprisonnement encouru qui pourrait justifier le placement en garde à vue. Plusieurs collègues souhaitaient limiter la garde à vue aux personnes encourant un emprisonnement d’une durée supérieure ou égale à trois ans. À cette occasion, notre rapporteur a justement rappelé un principe fondamental qu’il ne faut pas oublier : la garde à vue est d’abord et avant tout créatrice de droits pour la personne interpellée. Augmenter le seuil conduirait à accroître mécaniquement le nombre des personnes soupçonnées de faits graves qui seraient auditionnées sans les garanties prévues au titre de la garde à vue, notamment hors la présence d’un avocat. Néanmoins, et les débats en commission l’ont mis en évidence, prévoir cette seule condition pour être mis en garde à vue n’évacue pas le débat sur la hiérarchie et la logique des peines prévues dans notre code pénal. Entre les incriminations créées il y a plusieurs décennies avec une échelle des peines qui avait sa logique à l’époque et celles qui ont été instituées au coup par coup au détour d’un article d’une loi nouvelle qui n’a pas à titre principal de caractère pénal, il y a, à l’évidence, des incohérences. Ces dernières justifieraient que l’on toilette le système pour que le fait d’encourir une peine de prison, qui peut justifier juridiquement une mise en garde à vue, corresponde bien, dans tous les cas, à un acte d’une réelle gravité. Or, force est de le reconnaître, la diversité de l’échelle des peines actuelle est telle qu’elle ne garantit pas que le seul critère d’un an d’emprisonnement encouru suffise en lui-même à limiter la garde à vue à des actes d’une réelle gravité. J’en viens aux aménagements apportés par l’Assemblée nationale.
Le premier changement majeur concerne précisément la question de l’audition libre. Afin de contribuer à la réduction du nombre des gardes à vue, l’article 1er du projet de loi initial posait le principe, aujourd’hui absent du code de procédure pénale, de l’audition libre d’une personne suspectée et du caractère subsidiaire de son placement en garde à vue. Pour les raisons que j’évoquais précédemment – l’absence de reconnaissance de droits suffisants pour le suspect entendu librement et l’absence d’assistance d’un avocat –, l’audition libre a été écartée et, comme notre rapporteur, nous approuvons cette évolution du texte. À l’article 9, qui encadre les mesures de sécurité et les fouilles dont peut faire l’objet la personne gardée à vue, l’Assemblée nationale avait prévu la possibilité pour la personne gardée à vue de conserver « certains objets intimes », en contrepartie de la signature d’une décharge. Il s’agit d’apporter une réponse aux difficultés soulevées par une pratique humiliante et souvent inutile, critiquée notamment par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, consistant à retirer systématiquement lunettes et soutien-gorge afin de prévenir tout risque d’agression ou de suicide, alors même que ce risque est en réalité infime et que cette pratique semble dater d’une époque révolue. Notre commission a jugé que la garantie apportée par l’Assemblée nationale devait être renforcée et a prévu que la personne devait, en tout état de cause, disposer, au cours de son audition, de ses effets personnels. Là encore, il s’agit d’une amélioration bienvenue dont on s’étonne qu’elle n’ait pas été introduite plus tôt. Ce type d’aménagement permettra de contribuer à un meilleur respect de la dignité des gardés à vue. Autre aménagement majeur lié à l’assistance d’un avocat, les députés ont institué un « délai de carence » de deux heures, avant l’expiration duquel la première audition de la personne gardée à vue ne pourra pas débuter. Le texte initial du projet de loi ne prévoyait expressément ni que les auditions pourraient débuter sans attendre l’arrivée de l’avocat ni qu’elles ne le pourraient pas. Le silence de la loi sur cette question essentielle était source d’insécurité juridique. Le nouveau dispositif précise bien la situation. Sans remettre en cause la suppression de l’audition libre, je voudrais cependant, et à titre personnel, attirer votre attention, mes chers collègues, sur le fait que le délai de carence de deux heures prévu pour permettre à l’avocat de rejoindre les locaux de garde à vue et pendant lequel l’interrogatoire ne peut pas commencer, du moins en règle générale, risque, dans certains cas, de nuire à l’efficacité de l’enquête. Un tel risque existe quand on a affaire non pas à des voyous chevronnés – ils savent comment se comporter, si je puis dire ! –, mais à des délinquants débutants : ces derniers reconnaissent parfois les faits sans difficulté simplement parce qu’ils sont conduits à la brigade ou au commissariat de police. Les deux heures de carence pouvant alors, mais j’espère me tromper, permettre à un suspect qui a réellement quelque chose à se reprocher d’échafauder un scénario qui retardera l’apparition de la vérité. Mes chers collègues, encore une fois, il s’agit là d’une réflexion personnelle, et non de la position de mon groupe. Il ne faudrait donc pas que le recadrage – certes nécessaire, personne ne le conteste – de la garde à vue nuise, dans certains cas, à l’efficacité de l’enquête. Au final, les travaux de l’Assemblée nationale et de notre commission des lois ont permis d’aboutir aujourd’hui à un texte bien plus abouti que le texte initial. Je voudrais également développer une réflexion plus générale sur quelques aspects qui suscitent encore des interrogations. Tout d’abord, les avocats sont devant un défi important à relever, comme cela a été notamment relevé par mon collègue François Pillet : assurer sur tout le territoire l’assistance des centaines de milliers de gardés à vue, même si le nombre des mesures diminue. Il faut bien reconnaître que le risque d’un traitement discriminant entre zones urbaines et zones rurales existe bel et bien. J’espère me tromper, mais notre collègue Jacques Mézard a eu l’occasion d’insister à juste titre sur cet aspect en commission. Le rôle des barreaux sera déterminant, mais il faut reconnaître que certaines zones du territoire vont être confrontées à des difficultés difficilement surmontables. Chacun comprend bien la différence qui existe entre un commissariat des Hauts-de-Seine et une brigade de gendarmerie d’un village isolé de montagne en plein hiver... Il est évident que, dans certains secteurs géographiques de notre pays, il sera beaucoup plus difficile pour l’avocat d’arriver dans les deux heures du délai de carence que dans d’autres secteurs, notamment urbains. (M. Alain Gournac opine.) Certains pourraient en tirer la conclusion qu’il faut que les gardes à vue soient centralisées dans les principales villes de nos départements. Mais, alors, on irait vers deux catégories de commissariats et, surtout, vers deux catégories de brigades de gendarmerie, ce qui serait inacceptable. Sur cette question, mes chers collègues, nous devons être fermes. Si nous voulons que la sécurité soit assurée de la même manière sur tous les points du territoire, et si nous ne voulons pas décourager certains services de police et de gendarmerie, il nous faut affirmer la nécessité de conserver le maillage national des brigades et de garder partout des brigades de plein exercice où puissent se dérouler les gardes à vue. Alors, évidemment, cela nécessitera parfois des travaux d’aménagement de certains locaux et cela coûtera sûrement plus cher en frais d’avocats – je pense notamment à l’aide juridictionnelle – qu’aujourd’hui. En tant que rapporteur pour avis du budget des services judiciaires à la commission des lois depuis plusieurs années, je me permets d’insister, monsieur le ministre, pour que les crédits nécessaires soient bien prévus, au bon niveau, et sans qu’on les prélève sur d’autres actions ou d’autres programmes de la mission « Justice ». Au-delà de ces difficultés pratiques, si la réforme que nous examinons aujourd’hui était indispensable, va-t-elle assez loin ? Certes, monsieur le ministre, ce n’est pas encore la grande réforme de la procédure pénale que l’on nous annonce depuis des années. Je crains d’ailleurs qu’avec l’annonce, hier, du débat, dès le mois prochain, sur l’introduction des jurés populaires en correctionnelle – réforme que, au demeurant, peu de gens réclamaient –, on ne continue, après cette loi, à modifier par petites touches notre droit pénal, ce qui n’est pas, selon moi, la meilleure méthode. J’espère donc que nous aurons bientôt un débat de fond sur l’ensemble de notre procédure pénale, car il est nécessaire. Les nombreuses polémiques autour du statut du parquet, relancées par des arrêts importants de la CEDH, que l’on ne pourra continuer à ignorer, ne sont qu’un exemple, parmi d’autres, des questions que nous devrons réexaminer. Néanmoins, la réforme que nous examinons aujourd’hui est la bienvenue. C’est pourquoi le groupe de l’Union centriste votera en faveur de l’adoption de ce projet de loi sur lequel la commission des lois, notamment son rapporteur, a fait un excellent travail. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)