Les débats

Economie et finances
28/02/2012

«Débat préalable au Conseil européen des 1er et 2 mars 2012»

M. Jean Arthuis

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’Europe dessine notre avenir collectif, elle porte nos espérances de prospérité et de paix. Nous sommes, je le crois, bien conscients qu’elle seule peut nous permettre de prendre part à la gouvernance du monde, à la régulation des échanges commerciaux comme des transactions financières. Elle seule nous donne le crédit nécessaire pour faire partager et respecter notre vision des droits de l’homme et notre attachement aux libertés fondamentales. Et l’Union européenne est bien, en la matière, le chantier le plus audacieux et le plus prometteur. Pourtant, la crise fait planer des menaces sur l’Europe. La défiance pèse sur les esprits et les comportements. Les résultats contredisent les promesses. Depuis une décennie, la croissance est atone, le chômage ne cesse de progresser, les déficits et les dettes publiques atteignent des niveaux insoutenables, les déséquilibres internes au sein même de l’Union européenne et de la zone euro se creusent entre les pays, du fait des écarts de compétitivité. Face aux accidents de parcours – je pense en particulier au drame qu’affronte la Grèce –, l’Europe se montre désemparée, incapable de concrétiser ses décisions, semant le doute chez les investisseurs appelés à la rescousse. Pour venir en aide à une Commission pusillanime, elle appelle au secours le FMI et embarque la Banque centrale européenne, en contradiction avec sa vocation d’indépendance, dans une troïka de circonstance. C’est bien un signe de la faiblesse de la Commission ! À ce stade, une étape cruciale doit être franchie. Et pourtant, depuis plus de soixante ans, la construction semblait progresser avec une belle assurance. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, faute d’avoir pu emprunter d’emblée la voie politique, les pays fondateurs ont choisi le chemin de l’économie, après avoir posé des jalons dans les domaines de l’industrie lourde et de l’énergie. Cela commence par la constitution d’un « marché commun ». Élargi, approfondi, ce marché assure la liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes ; il devient alors le « marché unique ». Malheureusement, la pluralité des monnaies nationales donne lieu à une instabilité monétaire incompatible avec les objectifs de croissance et de plein-emploi. Les néfastes dévaluations compétitives, qui ont marqué la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, brisent le dynamisme des entreprises et multiplient les cohortes de chômeurs. Pour enrayer ces mécanismes désastreux, la monnaie unique devient l’arme absolue contre l’instabilité à l’intérieur du marché unique, au moins pour ceux des États membres qualifiés pour détenir l’euro. Immense défi que de faire naître une monnaie orpheline d’État, car il n’y a pas d’État européen ! La Banque centrale européenne se met en place et, pour compenser l’absence de gouvernance de la zone euro, nous sommes dans l’obligation de forger un règlement de copropriété de notre nouvelle monnaie. En fait, il s’agit d’un ensemble de disciplines budgétaires constitutives d’un « pacte de stabilité et de croissance » ; à la vérité, c’est beaucoup plus un pacte de « stabilité » qu’un pacte de « croissance ». Promis, juré, chaque État respectera ce pacte ! La Commission sera vigilante, intraitable, dans l’intérêt bien compris de tous les membres de la zone euro. Les contrevenants seront sanctionnés. Cet attelage institutionnel se met en place à la veille de l’an 2000, libérant les États membres des risques de subir l’humiliation de la dévaluation en cas de déficits excessifs. Ceux d’entre eux qui devaient jusque-là supporter des taux d’intérêt de 10 % ou 15 % ont bénéficié dès leur entrée dans la zone euro de taux voisins de 4 %. Le miracle opère si bien que les engagements de rigueur sont allégrement et durablement transgressés, notamment par la France et l’Allemagne. Peu enclins à prononcer des sanctions, les partenaires se montrent complaisants les uns envers les autres, sous le contrôle d’une Commission européenne résignée devant les dérives, anesthésiée sans doute par l’aveuglement des marchés. La réaction des agences de notation est étonnamment tardive. En effet, ce n’est qu’en 2009, dans le sillage de la crise de confiance apparue aux États-Unis pendant l’été 2007, crise mondiale, qu’éclate la crise des dettes souveraines. Dans l’urgence, les dirigeants de l’Union européenne et des États réagissent promptement, manifestent leur volontarisme par des annonces impressionnantes, mais font vite le constat de leur incapacité à régler les problèmes, laissant en particulier la Grèce s’enfoncer dans l’insolvabilité. Mais les Européens se sont heureusement ressaisis, l’espoir demeure et les progrès deviennent perceptibles. Après ce qu’on pourrait appeler « les années folles de l’euro », la sagesse commence à faire son œuvre. Les chefs d’État ou de gouvernement, le président du Conseil, la Commission multiplient les sommets et les initiatives. De nouvelles procédures de rigueur et de surveillance sont mises au point – après avoir en 2005 tordu le cou du Pacte de stabilité et de croissance, on va revenir à une rigueur renforcée –, donnant enfin à la Commission les moyens d’action dont elle a besoin pour exercer son autorité. C’est l’objet du six pack, paquet de règlements adopté à la fin de l’année 2010, mis en œuvre au mois de décembre 2011. Vient aussi la prise de conscience de la nécessité d’un nouveau traité entre ceux des États qui entendent résoudre la crise de la zone euro parce qu’ils en sont membres ou parce qu’ils aspirent à le devenir. Ceux qui n’entendent pas rejoindre l’euro ne sont naturellement pas obligés d’adhérer aux termes de ce traité. Le projet de traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire arrêté le 30 janvier dernier doit être mis en œuvre dès que possible. C’est dire si les gouvernements doivent le signer ce jeudi 1er mars ! Ce texte, j’en suis convaincu, renforce les mesures contraignantes, rend compatibles les règles de majorité avec des décisions effectives et fixe le cap à tenir pour assurer à la zone euro une stabilité et une croissance durables. En cette circonstance, mes chers collègues, je voudrais vous faire partager quatre convictions. Premièrement, nous ne pouvons pas abandonner la Grèce. S’il est vrai que nous avons eu tort de l’admettre si tôt dans la zone euro, l’ayant admise, nous avions le devoir de lui demander compte de sa gestion. Nous sommes coupables de complicité pour l’avoir laissée maquiller ses comptes publics. S’il y avait des juridictions internationales, l’euro-groupe serait exposé à des poursuites en recherche de responsabilité et sans doute condamné à combler le passif. Le devoir de solidarité doit ici s’accomplir. En tout état de cause, la sortie de l’euro aurait des conséquences durablement désastreuses pour la Grèce. Le choc ne laisserait pas la zone euro indemne, l’exposant à un engrenage de déstabilisations progressives et, je le crois, fatales. Autrement dit, l’abandon de la monnaie unique déclencherait le chaos. Deuxièmement, la zone euro, sans s’extraire de la méthode communautaire, institue un partage de souveraineté et de responsabilité aux conséquences infiniment plus lourdes que celles qui sont établies entre les membres de l’Union européenne. Au sein de la zone euro, il n’y a plus d’ajustement monétaire possible. Lorsque se déclenche une crise, les secours doivent être portés aux États menacés. S’il faut consentir des prêts bilatéraux, doter un fonds de stabilité ou liquider le capital du mécanisme européen de stabilité, l’effet est immédiat et lourd, non pas sur le budget européen, mais sur les budgets nationaux des autres partenaires. La zone euro a donc besoin d’une gouvernance spécifique. Troisièmement, la zone euro doit mettre en synergie assainissement des finances publiques et croissance. C’est en cela que nous devons réviser nos méthodes et faire vivre une authentique coopération entre les États membres, sous la surveillance des parlements européen et nationaux. Veillons à ne pas nous accommoder d’un alibi démocratique ! L’article 13 du traité prévoit une conférence, une association des parlements nationaux. Je pense qu’il faut avoir l’audace d’aller plus loin et d’occuper cet espace de contrôle et de surveillance. Ne laissons pas les ministres des finances de la zone euro régler leurs affaires entre eux ! Voyons ce qui s’est passé dans les années 2000 ! Exerçons cette vigilance et cette surveillance ; il y a nécessité de constituer une commission de contrôle composée de parlementaires issus des différents parlements nationaux avec une représentation du Parlement européen. Quatrièmement, efforçons-nous de réconcilier les consommateurs et les producteurs, de même que le marché intérieur et la zone euro, qui présentent quelquefois de vraies contradictions. Nombre de règlements et de directives sont des activateurs de dépenses publiques ou des freins à la compétitivité des entreprises, donc à l’emploi. À l’inverse, la zone euro mène le combat pour réduire les dépenses publiques et améliorer la compétitivité. En d’autres termes, alors que le marché unique multiplie les directives, facteurs de dépenses publiques ou freins à la compétitivité, à l’intérieur de ce marché, la zone euro s’efforce de réduire les dépenses publiques et de retrouver de la compétitivité pour favoriser la croissance et l’emploi. Nous devons surmonter cette contradiction au plus vite. À l’heure de la mondialisation, les contradictions de cette ampleur sont immédiatement sanctionnées, au détriment des citoyens. Il est temps de nous avouer qu’en nous dotant d’une monnaie unique, nous avons pris un billet sans retour pour une Europe en voie d’intégration politique. Osons assumer notre démarche vers le fédéralisme. Tirons-en toutes les conséquences, sans attendre, pour atteindre nos objectifs de croissance, d’emploi, de stabilité financière et de paix ! Il y a urgence à agir pour rétablir la confiance en Europe. (Applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)