Les débats

Agriculture et pêche
Jean-Jacques Lasserre 27/03/2013

«Débat sur le droit de semer et la propriété intellectuelle»

M. Jean-Jacques Lasserre

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd’hui d’un sujet de société qui donne toujours lieu, surtout dans le monde rural, à des discussions très animées. L’intitulé même de ce débat, « droit de semer et propriété intellectuelle », reflète parfaitement les interrogations des différents acteurs concernés. Dans une vision beaucoup trop simplificatrice, on oppose souvent les agriculteurs et les semenciers. Les agriculteurs estimeraient que leur droit de semer ne doit pas être altéré par des géants de l’industrie semencière, à qui ils doivent dans de nombreux cas verser une redevance au titre de la propriété intellectuelle. Cela reviendrait à les sacrifier au profit de l’industrie semencière et ils n’auraient bientôt plus qu’un seul choix : acheter toutes leurs semences à l’industrie avec des propositions sans cesse plus nombreuses, notamment d’OGM. Les semenciers, eux, au nom de la propriété intellectuelle, revendiqueraient un droit de plus en plus étendu sur les semences et imposeraient aux agriculteurs une redevance de plus en plus lourde, notamment afin de financer la recherche. Ils concourraient, par le progrès végétal, à la sécurité de la chaîne alimentaire et à l’économie des filières de production, dans une démarche de respect durable de l’environnement, la recherche dans ce secteur étant primordiale puisqu’elle fait évoluer les variétés, transformant ainsi le potentiel végétal en vue d’une amélioration de la qualité des produits et d’une hausse des rendements. Loin de ces deux visions caricaturales, il existe un juste équilibre, qui doit d’autant plus être conforté que l’objectif alimentaire est, aujourd’hui plus que jamais, déterminant : on prévoit 9 milliards de bouches à nourrir en 2050 ! Voilà qui impose un niveau de productivité toujours plus élevé, et, contrairement aux clichés, l’obtenir n’empêche pas pour autant le respect du monde végétal et de l’environnement en général. Un autre point à prendre en compte est le poids économique du secteur des semences et des plants, qui réalise un chiffre d’affaires annuel de plusieurs milliards d’euros. Cela est d’autant plus vrai pour la France, qui est redevenue l’an dernier, avec 1,2 milliard d’euros d’exportations de semences et de plants, championne du monde dans ce domaine, devant les États-Unis et les Pays-Bas. La France reste en outre le premier producteur européen de semences. Il peut être également utile de rappeler l’évolution du métier de semencier. Longtemps cantonné au monde agricole, composé de PME familiales fondées par des agriculteurs et de coopératives, le métier de semencier s’est ouvert aux investisseurs extérieurs au milieu des années soixante-dix. Des entreprises qui étaient aux antipodes du monde agricole, comme Shell ou Elf, se sont alors ruées sur ce secteur qu’elles considéraient comme porteur. Dans un second temps, au cours des années quatre-vingt, les entreprises semencières sont devenues la proie des agrochimistes, la complémentarité des deux activités étant alors plus évidente. Cela m’amène à évoquer la crainte, fondée, exprimée par des agriculteurs, mais aussi par des semenciers européens et français, d’un monopole exercé par certains grands groupes, notamment américains. Aujourd’hui, deux tiers des semences du monde font l’objet d’un commerce. Elles sont vendues par une dizaine de firmes spécialisées, dont certaines bénéficient d’un quasi-monopole – Monsanto, Bayer ou DuPont de Nemours sont les plus connues –, doublé d’un monopole sur l’alimentation animale. Cela signifie donc qu’un tiers seulement est constitué de semences que les « familles paysannes » prélèvent sur leurs récoltes et troquent entre elles ou de semences produites par de petites entreprises d’obtenteurs. Reste que le développement des entreprises semencières est un atout pour la recherche, et il convient de s’arrêter un instant sur ce point. En France, le budget de recherche dans le secteur des semences est d’environ 250 millions d’euros, pour 72 entreprises, ce qui représente 13 % à 20 % de leur chiffre d’affaires. À titre de comparaison, le seul budget recherche de Monsanto est de l milliard d’euros : une seule firme américaine dispose donc d’un budget de recherche cinq à six fois supérieur à la somme des budgets recherche des 72 entreprises françaises spécialisées en la matière ! Il ne s’agit évidemment pas de prendre Monsanto pour modèle et de tomber dans l’excès, mais de montrer que le poids de la recherche en France reste marginal, voire dérisoire dans certains cas. Or il me semble important de donner les moyens à nos chercheurs pour qu’ils créent les variétés de demain. Globalement, la France est le troisième marché pour les semences dans le monde, après les États-Unis et la Chine, qui, de leur côté, font de la recherche une priorité. Ma région, l’Aquitaine, abrite de grands groupes qui sont des fleurons de la recherche dans ce secteur : Maïsadour et Pau Euralis. Et cette région n’est pas une exception ! La France ne doit pas se laisser dominer, non seulement parce que nous avons les connaissances et les capacités techniques et d’ingénierie pour rivaliser, mais aussi parce que nous ne devons pas laisser les autres pays maîtres de l’alimentation de demain. Pour concilier l’impératif de recherche et la liberté des agriculteurs, le Parlement a légiféré dans le domaine des semences. Le sénateur Christian Demuynck a déposé une proposition de loi relative aux certificats d’obtention végétale. Cette dernière, cosignée par nombre de sénateurs centristes, notamment M. Deneux, a été adoptée par le Sénat et l’Assemblée nationale à la fin de l’année 2011, au terme d’un débat extrêmement animé. À mon sens, ce texte a permis des avancées intéressantes et nécessaires. Il assure tout d’abord la transposition en droit français de la convention internationale UPOV de 1991, confortant les spécificités du certificat d’obtention végétale. Il offre ensuite un cadre juridique aux semences fermières pour certaines espèces et rend ainsi possible la rémunération de l’obtenteur de semences, tout en permettant à l’agriculteur de ressemer ses propres semences. Il met enfin la France en conformité avec les textes européens, qui sont d’ailleurs en cours de révision. La loi de 2011 constitue selon moi un bon compromis, à la fois pour les agriculteurs et les semenciers, tout en harmonisant la législation française avec celle de l’Union européenne, ce qui est gage de plus d’efficacité. Mais, pour une parfaite mise en œuvre de cette loi, les décrets d’application sont extrêmement importants, monsieur le ministre. Or, actuellement, onze décrets sont encore en attente de publication. Notre vigilance doit donc être maintenue, car le contenu de ces décrets est loin d’être négligeable, ce débat en témoigne. À la suite de l’adoption de cette loi, pourtant équilibrée, des associations se sont constituées qui y sont très hostiles ; ainsi, Semons la Biodiversité milite pour son abrogation, principalement au nom de la défense du revenu des agriculteurs. Mais, si les agriculteurs conservent et replantent leurs propres semences, sans aucune protection ni redevance pour les semenciers, la recherche ne peut que disparaître, emportant avec elle toute la valeur ajoutée qu’elle peut apporter à l’agriculture. Quant à l’argument de la souveraineté alimentaire, souvent invoqué par ces associations qui se disent protectrices de la liberté des agriculteurs, il ne peut être soutenu puisque, sans recherche, justement, nous perdrons notre souveraineté alimentaire au profit d’autres États. Toutes ces critiques ont amené certains élus à déposer de nouvelles propositions de loi. Je ne les évoquerai que brièvement, car, à mon sens, elles versent dans l’excès. En juin 2012, certains de nos collègues ont déposé une proposition de loi en faveur de la défense des semences fermières et de l’encadrement des obtentions végétales. Elle me semble aller trop loin. À l’Assemblée nationale, une proposition de loi encore plus radicale a également été déposée, le 12 décembre 2012, par le député Jean-Jacques Candelier, avec pour unique but d’abroger la loi de 2011. Les motifs sont clairs et malheureusement excessifs : la loi de 2011 viserait uniquement à protéger les intérêts des semenciers contre ceux des agriculteurs, ce qui me paraît inexact. Nous serons peut-être amenés à examiner ces deux propositions de loi dans les mois qui viennent, si la grande réforme de l’agriculture que vous prévoyez, monsieur le ministre, ne revient pas sur cette question… En vérité, deux grands modèles coexistent aujourd’hui : d’une part, le certificat d’obtention végétal, choisi par la France et les pays regroupés au sein de l’UPOV ; d’autre part, le brevet, choisi par les États-Unis, l’Australie ou encore le Japon. Si les entreprises européennes ont accru leurs dépôts de brevets, 2012 étant une année record pour l’Office européen des brevets, comme le montre le rapport annuel de cet organisme en date du 6 mars dernier, ce système de protection ne paraît pas constituer, au sein de l’Union européenne, une solution opportune dans le domaine des semences agricoles. Le certificat d’obtention végétale semble, en revanche, être une solution satisfaisante, et cela pour plusieurs raisons. Au sélectionneur il garantit la protection de la dénomination de l’invention ainsi qu’une relative exclusivité sur la vente des semences pendant une durée de vingt à trente ans. À l’agriculteur le COV laisse le droit de prélever une partie de sa récolte pour la ressemer, en payant un montant réduit : c’est ce que l’on appelle le « privilège de l’agriculteur » – peut-être faudra-t-il d’ailleurs revenir sur cette terminologie. De plus, la mise au point d’une nouvelle variété à partir d’une variété protégée par un COV est permise et cette nouvelle variété peut être mise sur le marché sans que son inventeur doive quoi que ce soit au détenteur du COV. Il faut cependant que la nouvelle variété puisse se perpétuer indépendamment de la première variété. C’est l’exemption en faveur de l’obtenteur. Enfin, il faut souligner que l’exemption de la recherche permet aux chercheurs d’utiliser gratuitement la variété protégée dans leurs travaux. Ces caractéristiques distinguent bien le COV du brevet car, tout en reconnaissant la performance intellectuelle de l’inventeur et en garantissant à celui-ci un retour sur investissement, il met le savoir à la disposition de tous. Contrairement aux variétés protégées par un COV, les variétés brevetées ne peuvent être librement utilisées à des fins de sélection par tous. Le brevet est ainsi beaucoup plus contraignant, au point de constituer pour les agriculteurs un véritable handicap. C’est pourquoi les procès opposant les « géants des semences » à de « petits agriculteurs » se font de plus en plus nombreux. Ce constat ne fait que renforcer l’idée selon laquelle le COV est une solution intermédiaire bien adaptée. Je terminerai en évoquant les OGM, car les amalgames peuvent être faciles : défendre la recherche, préconiser un juste milieu entre la liberté des agriculteurs et la protection de la recherche, ne signifie pas prôner les OGM. La recherche vise avant tout à faire évoluer les variétés en vue d’un meilleur rendement, d’une productivité accrue, sans toutefois s’écarter des processus normaux et naturels de sélection. Les OGM sont donc, à mon sens, un tout autre sujet, sur lequel nous aurons certainement un jour l’occasion de débattre, tout comme nous devrons sans doute distinguer, dans nos futurs débats, les espèces autogames des espèces hybrides, ces dernières ayant un rapport plus lointain avec nos discussions d’aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)