Les débats

Europe
Yves Pozzo di Borgo 26/03/2013

«Débat sur les enjeux et les perspectives de la politique spatiale européenne»

M. Yves Pozzo di Borgo

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens à féliciter les deux corapporteurs pour la qualité de leur travail. Madame la ministre, je ne suis pas un grand spécialiste du domaine spatial, mais je me souviens qu’à l’automne 2009, lors d’un débat préalable à un Conseil européen, j’avais exhorté l’un de vos prédécesseurs à faire preuve d’une plus grande audace en matière de recherche spatiale. C’est avec beaucoup de regret que je me vois contraint, plus de trois ans plus tard, à renouveler mes encouragements dans le sens d’un accroissement massif de nos efforts en la matière. Une chose a changé depuis octobre 2009 : la crise a consommé toutes nos marges de manœuvre budgétaires, atteint nos rêves spatiaux et ralenti nos perspectives de reprise économique. Dans ce contexte, nous voyons apparaître un réflexe somme toute bien naturel : la recherche spatiale serait une dépense somptuaire, un luxe ou une frivolité, l’apanage d’une puissance qui se veut encore grande, du moins plus grande que le bœuf. D’un coup, la recherche spatiale n’est plus une priorité ; bien au contraire, en période de tension budgétaire, c’est un poste qu’il faudrait rogner, redéployer ou pudiquement « stabiliser » en attendant des jours meilleurs. C’est ainsi que l’administration Obama a décidé, en 2011, le gel du budget de la NASA pour cinq ans. De même, l’Espagne et la Grèce ont suspendu leur participation au financement de l’ESA jusqu’à nouvel ordre. Pour autant, les conséquences opérationnelles et stratégiques d’un gel budgétaire sont différentes lorsqu’il est question de plus de 17 milliards de dollars, budget annuel de la NASA, et de 4 milliards d’euros, budget annuel de l’ESA. J’observe qu’on tient le même type de raisonnement en matière de défense : à quoi bon nous défendre, à quoi bon entretenir nos forces de dissuasion si nous sommes en paix ? Pourquoi consacrer tant de milliards d’euros chaque année à des politiques qui passent, au café du commerce, pour des dépenses d’un autre temps ? Pourquoi ne pas consacrer ces sommes à l’éducation, qui est fondamentale, ou à l’investissement productif, dépenses sans doute plus utiles en temps de crise ? Ces raisonnements sont le voile de notre ignorance. La vérité, madame la ministre, c’est que nous n’avons plus foi dans le progrès ni dans l’avenir. Aussi le moindre denier versé à la recherche spatiale fait-il immédiatement figure de dépense de science-fiction pour scientifiques et universitaires. Mes chers collègues, je vais vous raconter une histoire qui devrait vous inciter à méditer sur la recherche spatiale. Il s’agit d’un vieux conte persan intitulé Les trois princes de Serendip. Ces princes, partis à la recherche d’un chameau, étant accusés du vol de l’animal, parviennent à force de sagacité à conserver la vie et à devenir riches en repartant chargés de trésors. Nous connaissons tous cette histoire, pour l’avoir nous-mêmes vécue : combien de fois n’avons-nous pas fait une découverte inattendue en poursuivant un autre but ? L’homme de lettres anglais Horace Walpole a appelé ce phénomène la « sérendipité ». La sérendipité, qu’il définit comme « la découverte de quelque chose par accident et sagacité alors que l’on est à la recherche de quelque chose d’autre », est à l’origine de découvertes majeures dans tous les domaines, comme le vaccin contre la vache folle. Au XXe siècle, les deux secteurs de la recherche fondamentale les plus fertiles en innovations ont été la recherche militaire et la recherche spatiale. Dans l’histoire, la recherche spatiale a démontré à quel point la sérendipité de ses personnels était féconde. Que l’on songe aux nombreuses innovations dont nous jouissons au quotidien et qui ont été produites par la recherche spatiale : les ordinateurs à circuits intégrés et les téléphones portables, mais aussi l’imagerie IRM, les airbags de sécurité et jusqu’au revêtement des poêles ! Le produit de la recherche spatiale se déverse dans toute l’économie et a bouleversé nos modes de consommation en nous permettant une incroyable série de bonds technologiques depuis plus d’un demi-siècle. Or, à l’heure actuelle, le budget de l’Agence spatiale européenne est de 4,2 milliards d’euros, alors qu’il était encore de 4,5 milliards d’euros en 2009. Autrement dit, nous avons perdu plus d’un milliard d’euros de financements sur cinq années à peine. Cette évolution est préoccupante et je ne peux que regretter que le fameux pacte européen pour la croissance et l’emploi négocié par le Président de la République en juin dernier ne contienne aucune stipulation relative à la recherche spatiale. Où est l’ambition pour cette filière ? Où est le soutien dont elle a besoin ? Le dernier conseil ministériel de l’ESA, qui s’est tenu à Naples, en novembre dernier, et auquel, madame la ministre, vous avez participé, puis la conférence spatiale européenne de janvier dernier ont confirmé une stabilisation du financement de la recherche spatiale à son niveau actuel. Je sais, madame la ministre, que vous êtes pour beaucoup dans ce résultat. Reste qu’il s’agit d’une stabilisation alors que de nouvelles contributions vont être versées par la Pologne et la Roumanie. Certes, nous avons pu nous satisfaire de la préservation du site de Kourou, en Guyane, dont le financement est assuré pour les cinq années à venir. Toutefois, est-ce suffisant pour placer la recherche européenne au niveau des enjeux ? Faut-il le rappeler, Kourou est le plus important site de lancement au monde et l’un des plus compétitifs, puisqu’il a attiré jusqu’au lancement des satellites Soyouz, même si les Russes deviennent de plus en plus indépendants. Une stabilisation de l’enveloppe est-elle à la hauteur de la promesse faite dans le Traité de Lisbonne de doter l’Europe d’une véritable politique spatiale internationale ? Mes chers collègues, on ne mesure pas à quel point la recherche spatiale est devenue déterminante dans la compétition économique qui anime un monde globalisé. En particulier, les satellites sont devenus indispensables à notre mode de vie, à notre soif permanente d’informations et de communication. Si nous ne nous donnons pas les moyens de préserver nos savoir-faire et de préparer l’avenir, notamment via le renouvellement des sites et des installations, ainsi que la formation de scientifiques de très haut niveau, ce sont nos concurrents qui prendront les décisions à notre place et nous imposeront, avec tous les risques stratégiques que cela suppose, leurs équipements. Imagine-t-on l’Europe couverte par des satellites non européens, alors que de nombreux pays – je ne les citerai pas - animent une guerre permanente en matière d’intelligence économique et de déstabilisation des systèmes d’information ? Par exemple, du point de vue des Chinois, la recherche spatiale est non seulement un enjeu économique, mais aussi une question de sauvegarde de la souveraineté nationale, ce depuis le Livre blanc qu’ils ont publié en 2002. Joan Johnson-Freese, professeur à l’Académie navale de guerre des États-Unis, estimait déjà en 2005 que la Chine consacrait annuellement plus de 2,2 milliards de dollars américains à l’espace. Or, depuis le premier vol habité chinois en 2003, la Chine, c’est patent, ne cesse d’évoluer dans ce domaine. On se rassure en évoquant les retards technologique et budgétaire du programme chinois. Ils doivent cependant être relativisés par rapport aux nôtres, puisque nous ne disposons pas de données fiables en la matière. La Chine s’est ainsi imposée comme une puissance majeure, y compris pour ce qui concerne le lancement et la mise sur orbite de satellites, en échange d’approvisionnements énergétiques. Je pense notamment au Venezuela et au Nigeria, qui rétribuent les lancements par des livraisons de barils de pétrole ou le contrôle de sources d’énergie. Les pays européens, bien que soutenus par de puissantes économies, sont toutefois contraints par des pressions budgétaires, alors que les pays émergents disposent de masses financières beaucoup plus importantes. Sur les dix, quinze ou vingt prochaines années, cela fera peut-être la différence ! La multiplication des acteurs internationaux en matière de recherche spatiale pose d’importantes questions relatives au droit de propriété intellectuelle, principalement au regard de la coopération internationale qui anime la Station spatiale internationale. Un problème se pose déjà sur le statut des innovations qui pourraient avoir lieu au sein de l’ISS. Une découverte faite dans l’espace peut-elle être brevetée sur Terre et, si oui, dans quel pays ? La question se pose plus particulièrement dans le cadre européen. Elle est d’autant plus problématique au regard de la faiblesse des garanties accordées par le droit chinois en matière de protection de la propriété intellectuelle. C’est la raison pour laquelle les spécialistes se penchent désormais sur ces problèmes cruciaux, les réponses apportées en la matière devant permettre de préserver la saine émulation qui anime nos équipes de recherches, ici, en Europe. Comme vous pouvez le constater, madame la ministre, mes chers collègues, la situation de la recherche spatiale européenne est prise dans l’étreinte d’un étau à trois branches. Nous faisons face à une contrainte budgétaire inédite qui ne fait qu’accentuer la concurrence et la montée en puissance des programmes spatiaux chinois et hindous, le fossé technologique qui nous sépare des États-Unis ne cessant de se creuser. Le programme européen n’a pas de satellite Hubble à mettre à son actif, et nous n’avons pas lancé le programme robotique Curiosity, mis en œuvre récemment sur Mars. L’Europe a de grands astrophysiciens, mais notre ambition et nos rêves ne sont pas relayés par des investissements privés ou émanant de la puissance publique. Car il s’agit bien de cela, madame la ministre ! La recherche spatiale n’est pas une dépense somptuaire. C’est un investissement, éventuellement rentable pour des décennies. Ma collègue Sophie Primas le disait tout à l’heure, avec un euro d’investissement on obtient en retour vingt euros. On parle beaucoup de la manière de rétablir, à moyen terme, la croissance économique en Europe par des réformes structurelles. Peut-être la recherche spatiale nous ouvre-t-elle la voie d’une prospérité industrielle de très long terme. Mes chers collègues, vous l’aurez compris et certains d’entre vous, qui sont spécialistes de la matière, le savent mieux que moi, la recherche spatiale est une entreprise de longue haleine. C’est un sentier escarpé où l’échec est toujours possible, mais où les récompenses sont sans commune mesure. Soyons hardis, soyons audacieux en matière de recherche et faisons confiance à nos chercheurs et à nos entrepreneurs. Je me permettrai ainsi de formuler une proposition. Nous savons que, dans le cadre national, le Centre national d’études spatiales remplit globalement cinq missions. Parmi celles-ci, la recherche fondamentale, notamment l’astrophysique et les sciences de l’univers en général, ne peut être assumée que par l’État. En revanche, d’autres missions, telles que l’accès à l’espace, la gestion des déchets stellaires ou encore certaines opérations de lancement de satellites, pourraient donner lieu à un renforcement de la présence des entreprises françaises, européennes ou étrangères, ce qui améliorerait le délai de transmission de la recherche fondamentale à la recherche appliquée. Renforçons donc les partenariats avec le privé ! Quitte à faire des choix budgétaires courageux, ouvrons les vannes du financement privé. Tout le monde y gagnera ! N’ayons pas peur d’injecter, s’il le faut, des sommes folles – j’exagère peut-être, mais je ne suis pas loin de la réalité –, pour que notre programme spatial soit comparable, en termes de moyens, à celui des États-Unis. L’Europe en a la capacité. Le préalable à une recherche spatiale européenne digne de ce nom, c’est une ambition européenne robuste. Nous avons les talents nécessaires en Europe, donnons-nous les moyens de les exploiter ! (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)