Les débats

Affaires étrangères et coopération
Yves Pozzo di Borgo 12/07/2011

«Débat et un vote tendant à autoriser la prolongation de l’intervention des forces armées en Libye»

 

M. Yves Pozzo di Borgo

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre d’État, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la question de l’engagement de nos troupes en Libye est l’occasion de dresser un premier bilan de notre intervention avant d’évoquer quelques perspectives quant à la présence des forces européennes en Méditerranée. Avant toute chose, les sénateurs centristes saluent, comme l’ont fait M. le Premier ministre et M. le président de la commission des affaires étrangères, l’engagement courageux de nos soldats sur le théâtre d’opérations libyen. Les forces françaises ont jusqu’à présent rempli avec honneur et efficacité les missions qui leur ont été confiées. (Très bien ! sur plusieurs travées de lUMP.) L’intervention aérienne a été particulièrement efficace dans le cadre de ce que prévoyait le mandat de volontariat opérationnel des Nations unies. Benghazi n’a pas été reprise par les forces loyales au colonel Kadhafi. Le Conseil national de transition a été très largement reconnu comme l’autorité politique légitime en terre libyenne. La grande rivière artificielle qui alimente en eau la côte et l’arrière-pays a été opportunément épargnée. L’ouest du pays et l’essentiel de la côte tripolitaine restent encore sous le contrôle du pouvoir en place. Il faut tristement reconnaître que l’intervention aérienne et la mobilisation des opinions publiques libyenne et internationale n’ont pas été suffisantes pour que Kadhafi quitte rapidement le pouvoir. Le bilan, dès lors, est simple à établir. Depuis quatre mois, la situation semble bloquée. Les dépêches font la chronique des villes prises et reprises d’un camp par l’autre. Si la présence aérienne de la coalition empêche toute victoire des forces de Kadhafi, les rebelles ne sont toujours pas parvenus à remporter une victoire décisive sur Tripoli. Pour l’heure, la seule solution que la France a pu apporter à ces paradoxes tactiques et stratégiques est d’armer les rebelles libyens. S’il faut saluer leur courage, nous ne pouvons que regretter leur manque de préparation et d’organisation. Tout manque dans une révolution, et l’enthousiasme s’amenuise à mesure que la situation s’enlise. La fin du conflit reste incertaine. Kadhafi n’a plus les moyens de reprendre la main sur l’ensemble du territoire libyen. Cela n’est pas synonyme d’un départ ou d’une victoire annoncée. En l’état actuel, personne ne peut prévoir à quel moment les forces loyales seront épuisées au point de ne plus pouvoir continuer la lutte. De la même manière, nous ne connaissons que trop mal l’état des forces du Conseil national de transition. La progression est plus lente, plus difficile et plus incertaine que nous ne l’envisagions tous il y a quelques mois, mais ce n’est pas une raison suffisante pour arrêter là nos efforts. À un tel niveau d’engagement, le scepticisme serait un péché mortel. Le groupe de l’Union centriste accordera donc sa confiance au Gouvernement pour maintenir nos troupes sur les côtes et dans le ciel de Libye. (Très bien ! et applaudissements sur plusieurs travées de lUMP.) Notre soutien appelle cependant quelques observations quant au bilan que nous venons d’établir. Ce bilan est le produit de la conjonction de trois paradoxes majeurs. La résolution 1973 du Conseil de sécurité a mis en avant une notion nouvelle dans le paysage du droit international public : l’intervention pour la protection des populations civiles, plus légitime et opérationnelle que le « droit d’ingérence », madame Demessine. Le mandat confié au volontariat opérationnel de la coalition s’inscrit en porte-à-faux avec les objectifs politiques de plusieurs des États engagés, à savoir la destitution d’un dictateur et, avec lui, d’un système politique d’oppression. Ce mandat ne nous permet pas d’intervenir au sol pour appuyer les insurgés libyens. Or une intervention aérienne, à elle seule, n’a jamais été suffisante pour déloger un dirigeant de sa place forte. Les États-Unis en avaient déjà fait l’expérience en 1998, lors d’une série de frappes ciblées sur Bagdad. Il aura fallu une intervention terrestre en 2003 pour chasser Saddam Hussein du pouvoir. Une issue diplomatique est donc toujours d’actualité. Si plusieurs processus sont actuellement en cours, la voie d’une partition a été définitivement écartée, et depuis longtemps. La question en suspens est donc de savoir comment inciter le colonel Kadhafi à quitter le pouvoir au plus vite afin de ne pas laisser une Libye exsangue et contaminée par le germe de la guerre civile. S’il faut nous féliciter de la décision de la Cour pénale internationale de délivrer à l’encontre du dictateur un mandat d’arrêt international, nous devons également noter que cette décision ne fait que l’inciter encore davantage à s’accrocher au pouvoir. À long terme, le choix lui est laissé entre l’exil dans un pays non signataire du traité instaurant la CPI, la reddition à la justice internationale ou la capitulation. Le bilan de l’opération de protection aérienne des populations est lui aussi paradoxal. Les frappes aériennes acculent une population déjà opprimée et manquant de tout ce qui est nécessaire à la fuite. Le désert tunisien est le principal refuge des réfugiés libyens. Le camp qatari de Tataouine compterait déjà plus de cinq cents familles libyennes. Le ministère de la défense tunisien estime que près de 70 000 Libyens sont actuellement réfugiés sur son sol, et ce chiffre est bien faible au regard des 430 000 réfugiés qui n’ont fait que transiter en Tunisie. Le troisième paradoxe n’est pas d’ordre tactique ou humanitaire, il est stratégique. Le conflit libyen témoigne d’un véritable basculement de la présence des puissances militaires globales dans la Méditerranée. Les États-Unis sont actuellement les seuls à disposer des moyens suffisants pour mener et coordonner une campagne aérienne. Les forces européennes ne semblent pas encore à même de maîtriser avec une efficacité comparable la suppression des défenses antiaériennes, mais également la transmission de données par bande passante ou le ravitaillement en vol. Or la récente doctrine américaine du « leadership depuis l’arrière » témoigne de la lassitude du peuple américain devant la perspective d’engager de plus en plus de troupes dans des théâtres d’opérations de plus en plus nombreux. La campagne de Libye marquera peut-être un tournant historique qui verra une présence plus diffuse des États-Unis dans la région, soit la clôture d’un cycle amorcé voilà un demi-siècle avec la crise du canal de Suez en 1956. Les enjeux politiques, démographiques, migratoires et écologiques autour de la Méditerranée sont bien trop importants pour que nous nous laissions gagner par le découragement. Comme vous l’avez très justement déclaré dans un entretien au Figaro, monsieur le ministre de la défense, la Libye est une épreuve de vérité pour les forces et la diplomatie française. J’irai plus loin, comme vous l’avez d’ailleurs fait vous-même : c’est avant tout un défi pour l’Europe. La crise libyenne atteste un manque croissant d’Europe dans le monde. La consolidation de l’édifice européen et la sécurité pour tous les peuples de la Méditerranée passera nécessairement par l’Europe de la défense.
La diplomatie française s’est illustrée aux Nations unies en parvenant à obtenir le vote de la résolution 1973. Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre d’État, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, c’est à la France de prendre l’initiative en Europe.
Nous, sénateurs centristes, restons profondément attachés à l’idée européenne. Le conflit libyen a mis une fois de plus en exergue l’incapacité des pays membres à adopter une position interventionniste commune. L’Allemagne, notamment, en s’abstenant de voter au Conseil de sécurité la résolution 1973, a refusé de s’engager dans le conflit. Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre d’État, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, la défense de l’Europe et la garantie de la paix dans la Méditerranée doivent devenir les premières de nos priorités stratégiques. L’Europe souffre de son manque d’unité et de solidarité. C’est avant tout une question de crédibilité.
Cette carence s’illustre aussi bien dans la crise des dettes souveraines des États membres de la zone euro que dans le champ des relations internationales. L’absence de l’Union dans la coalition est un aiguillon qui doit nous inciter à progresser davantage dans deux voies : un approfondissement majeur de l’intégration européenne ; une coopération encore plus renforcée en matière de politique étrangère et de défense.
Comme nous le savons tous ici, nos marges de manœuvre budgétaires sont particulièrement contraintes. Le Livre blanc sur la défense de 2008 prévoit en effet de consacrer plus de 300 milliards d’euros aux dépenses militaires à l’horizon de 2020. La crise de nos finances publiques retardera certainement l’achèvement de cet objectif. À une échelle plus réduite, l’opération en Libye nous aurait déjà coûté près de 160 millions d’euros. Ce n’est pas cher payé pour asseoir la démocratie hors de nos frontières ; cela doit nous servir de signal fort pour nous engager dans la voie d’une mutualisation de nos moyens d’actions à l’échelle européenne. Ces considérations budgétaires couplées aux paradoxes stratégiques d’une présence moins marquée des Américains dans la région doivent nous pousser plus avant dans la construction d’un ministère européen de la défense et dans le renforcement de l’appareil diplomatique de l’Union. L’occasion nous est donnée d’approfondir la réflexion vers un partenariat stratégique encore plus étroit avec nos alliés anglais dès lors qu’il s’agit de projection d’envergure de nos forces à grande distance. Mais il faudrait aussi que nos partenaires anglais acceptent l’idée d’une défense européenne, ce qui est loin d’être le cas actuellement. Au-delà d’un simple problème de logistique, c’est la gouvernance de l’intégration européenne qui doit être reconsidérée. Tant que l’Europe ne parviendra pas à parler d’une seule voix sur la question méditerranéenne, l’Union ne pourra pas s’imposer au monde comme une puissance majeure. Personne ne sait encore quelle sera l’issue du conflit libyen. Ce que nous savons d’ores et déjà, c’est qu’en tant qu’Européens nous sommes à la croisée des chemins entre, d’un côté, la faiblesse et l’impuissance et, de l’autre, la sûreté et la démocratie. Pour reprendre encore les propos de M. le ministre de la défense, la Libye « c’est une épreuve de vérité pour la détermination des Européens à construire un espace de paix dans leur environnement immédiat ». Le printemps arabe et la campagne de Libye attestent l’intérêt que la France et les autres pays riverains auraient à relancer le processus de construction d’une Union pour la Méditerranée, comme l’a souhaité le Président de la République. La chute de nombreux régimes autoritaires de la rive sud est un facteur historique, une opportunité unique pour la France et l’Europe de nouer plus avant des liens avec le monde arabe et de favoriser l’entente avec des démocraties naissantes. La question syrienne est exemplaire à cet égard. Le même schéma est à l’œuvre, à savoir celui d’un pays méditerranéen, d’un peuple arabe en lutte contre un régime dictatorial qui n’hésite pas plus que le pouvoir libyen à faire tirer sur sa propre population. L’engagement pour protection des populations pourrait très bien s’appliquer à cette situation. Le défaut d’engagement des États-Unis, le manque de moyen des pays européens, la faiblesse intrinsèque de l’Europe de la diplomatie et de la défense actuelle empêchent de rejouer aux Nations unies la partition de février dernier et d’arracher une nouvelle résolution. La faiblesse diplomatique et stratégique due au manque d’unité de l’Europe ne nous permettra pas, s’il le fallait, de soutenir la population syrienne ni le reste des pays riverains de la Méditerranée. Pour l’heure, nos moyens ne nous autorisent qu’à soutenir les insurgés libyens, et c’est ce que nous nous attacherons à faire en prorogeant notre engagement militaire là-bas. (Applaudissements sur les travées de lUnion centriste et de lUMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)