Les débats

Affaires étrangères et coopération
Nathalie Goulet 09/01/2014

« Débat sur les négociations commerciales transatlantiques»

Mme Nathalie Goulet

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j’espère que vous voudrez bien excuser ma petite forme matinale. Rentrant des États-Unis, je suis en effet en plein décalage horaire. Nous poursuivons ce matin l’Amazon bashing amorcé hier lors du débat sur la politique culturelle de la France et les difficultés à la soutenir face à un géant américain. J’évoquerai rapidement trois points. Tout d’abord, je reviendrai sur le problème de l’agriculture, que Jean Bizet a déjà évoqué. Ensuite, je parlerai des régulations financières : c’est un point qui est à la limite des accords dont il est question aujourd’hui, mais il me paraît important d’y faire référence, d’autant qu’ayant été vice-présidente de la commission d’enquête sur l’évasion fiscale je crois qu’il y a, à cet égard, beaucoup à faire. Je terminerai par les données personnelles. Il faut savoir que, lorsqu’on entreprend une négociation avec les États-Unis, c’est toujours bon pour les États-Unis ; quand les Américains cherchent à négocier quelque chose, c’est qu’ils y ont un avantage. L’Europe a pour habitude de marcher en ordre dispersé. Marcher d’un seul pas est un peu plus compliqué : la Grande-Bretagne va essayer de maintenir sa place financière, et l’Allemagne sa place industrielle. Compte tenu du fait que la France a une politique de défense, une politique culturelle, une politique agricole, elle a beaucoup plus à perdre qu’à gagner d’un accord qui serait mal négocié entre l’Europe et les États-Unis. Sur l’agriculture, vous n’en voudrez pas à la sénatrice de l’Orne de vous parler du camembert, même si mon voisin de la Manche l’a déjà fait.
En effet, soyons normands, nous sommes entre nous, et c’est un débat tout à fait d’actualité !
Beaucoup d’agriculteurs et de consommateurs craignent que n’arrivent dans nos assiettes des produits transgéniques ou du moins ne respectant pas les normes sanitaires européennes. Ce débat semblait tranché en France depuis la décision du 18 juin 2008 du Conseil constitutionnel. Qu’en sera-t-il après l’adoption de cet accord ? Les États-Unis vont-ils revoir à la hausse leurs normes OGM, ou les pays européens devront-ils revoir leurs standards à la baisse ?
De la même manière, cet accord conduira-t-il à qualifier les aides directes et les primes versées par la PAC de subventions directes, et donc à les regarder comme des distorsions de concurrence, ou seront-elles épargnées ? Ces craintes pèsent sur l’activité des exploitants agricoles et des éleveurs. Elles peuvent freiner leur décision d’investissement et un certain nombre de perspectives de reprises, compte tenu de l’importance du secteur agricole dans l’économie française.
La nouvelle économie n’est pas moins atteinte par ces incertitudes. Les banques de la place new-yorkaise ont récemment porté un coup d’arrêt aux tentatives de régulation bancaire initiée à la suite de l’adoption de la loi bancaire américaine en juillet 2010. La mise en œuvre de ce texte avait été volontairement retardée pour favoriser le dynamisme des marchés financiers et la reprise de l’investissement outre-Atlantique. En France, nous venons tout juste de mettre en place un régime de séparation des activités de détail et de spéculation au sein des établissements bancaires. Là aussi, de quel côté penchera la balance ? En l’état actuel, il semblerait que l’acte de décès de la régulation financière soit signé. Le secrétaire d’État américain au Trésor a proposé en novembre dernier d’exclure la finance du champ des négociations pour que cette question soit abordée au G 20. Cette annonce a suscité une levée de boucliers à Wall Street, mais aussi en Allemagne. On se rappelle tous que la crise financière est partie des États-Unis. Mais les mauvaises habitudes ont été reprises bien rapidement, dès les premières craintes passées, et après le renflouement d’un certain nombre de banques. Ces mauvaises habitudes sont clairement de retour aux États-Unis et sur la place financière. L’Europe et les États-Unis représentent 60 % du volume d’activité des marchés bancaires et financiers. L’intégration de leurs services dans l’accord entraînerait deux phénomènes qui reviendraient purement et simplement à rayer le mot « régulation » de la carte au moment où la France et l’Europe tentent précisément d’instaurer cette régulation. Je pense que le marché a besoin de cette régulation, faute de quoi nous ne sommes pas à l’abri d’une deuxième crise financière, semblable à celle que nous avons essuyée. L’harmonisation des normes applicables aux produits et services bancaires et financiers est totalement contradictoire avec le travail législatif engagé depuis 2009. Les lois de régulation bancaire qui ont été adoptées ou sont en cours d’adoption aux États-Unis et en Europe ne sont pas strictement les mêmes. La loi Dodd-Frank aux États-Unis, qui est en cours de mise en œuvre, porte davantage sur l’adoption d’une série de mesures prudentielles que sur l’élaboration d’une filialisation à l’image de la loi française. Qu’en sera-t-il de l’agrément bancaire ? Une banque américaine pourra-t-elle s’installer librement sur notre territoire ou du moins y distribuer ses services ? Aurons-nous la coexistence de deux secteurs, une banque régulée et une banque dérégulée ? L’accord prévoit un mécanisme d’harmonisation au forceps. Là, madame la ministre, nous avons vraiment fort à faire compte tenu de la porosité de ce secteur. J’en viens, pour finir, à la question des données personnelles. Le récent scandale des écoutes de la NSA a réactivé ce problème. Les firmes, qui font peser un risque sur la protection des données personnelles et qui travaillent de concert avec les autorités de surveillance américaines, sont évidemment intéressées à la conclusion de cet accord. Facebook dispose d’un quasi-monopole dans la gestion des données en Grande-Bretagne. Qu’en sera-t-il pour Amazon, Apple ou Google ? Comment pourrons-nous développer une offre alternative en France face à l’emprise de tels géants ? Comment pouvons-nous lutter pour la protection des données personnelles ? Nous avons déjà vu dans la loi de programmation militaire les difficultés qu’il y avait à instaurer cette protection des données. Le 20 janvier prochain nous sera soumis un texte sur la géolocalisation qui posera exactement le même type de problèmes. À titre personnel, je pense qu’il est tout à fait illusoire de croire que l’on peut véritablement protéger des données, compte tenu de la place qu’occupent dans nos vies les réseaux et les objets connectés. Dès que nous allumons notre téléphone portable, nous acceptons à la fois la géolocalisation et la transmission des données, y compris personnelles. Cependant, il nous faut tout de même mener ce combat. Pour en revenir à ces négociations commerciales transatlantiques, j’ai le sentiment que la régulation bancaire et la protection des données personnelles sont des éléments absolument fondamentaux, qui marqueront l’empreinte de la France et de l’Europe face à la dérégulation prônée par les États-Unis, lesquels n’ont absolument rien appris de la crise économique et sont prêts à sombrer de nouveau, en nous entraînant avec eux dans leur naufrage.