DANS LES MÉDIAS

Paris Match : Nathalie Goulet : "Il y a un choc de modernité en Arabie Saoudite"
Nathalie Goulet 06/11/2017

Nathalie Goulet, sénatrice UC de l’Orne et présidente du groupe interparlementaire d’amitié France-Pays du Golfe au Sénat, revient pour Paris Match sur l’opération anticorruption qui a mené à une vague d’arrestations dans la famille royale saoudienne et sur la situation dans ce pays en plein changement.

 

Interview Kahina Sekkai
 

Certains ont qualifié les nombreuses arrestations de «nuit des longs couteaux de l’Arabie Saoudite». Pensez-vous que le terme est approprié ?
Nathalie Goulet. La nuit des longs couteaux était le préalable à des jours extrêmement sombres. Je n’ai pas l’impression que c’est ce qui est en train de se préparer en Arabie. Je crois que l’opération mains propres est une opération mains libres : il faut voir à quel point la société saoudienne est empreinte d’archaïsme et de traditionalisme. La semaine où on a annoncé l’autorisation prochaine pour les femmes de conduire, un chef religieux a annoncé sur tous les écrans qu’elles n’avaient qu’un quart de cerveau. L’Arabie est un pays extrêmement contrasté, en plein choc de modernité. Il y a toute une politique depuis que Mohammed ben Salman a pris les rênes, et même un peu avant, qui est de moderniser le pays. Et il s’en donne les moyens.

Est-ce une volonté selon vous profonde, ancrée, ou est-ce une façon pour lui de prendre encore plus de pouvoir ?
C’est sa volonté. Il a notamment commencé ce travail sur sa «Vision 2030» avec sa fondation MISK, et il est en train de la mettre en musique. Ce n’est jamais assez vite selon nos critères et l’Arabie a toujours cette mauvaise image, mais en même temps, ça progresse. 

Vous qui l’avez rencontré, quelle impression vous a-t-il faite ?
Il m’a fait une très forte impression. Tout le monde le décrivait comme un homme pressé, agité, mais on a parlé longuement, plus d’une heure, et je l’ai trouvé très déterminé. Il reste l’image de l’Arabie et de son poids dans la région, sa politique étrangère. Mais par exemple, en avril dernier, une équipe féminine de basket de l’université de Jedda est venue jouer à Paris –elles ont d’ailleurs gagné contre l’équipe du Racing Club de Paris. C’est révolutionnaire : une vingtaine de jeunes filles seules à l’hôtel, sans père, sans mari ni frère, venues jouer en France. Ce développement du sport, notamment à Jeddah, sous l’impulsion de Lina Al Maeena, c’est la volonté du prince héritier. Il y a des petites touches comme ça.
Il y aura un blocage des comptes bancaires et des avoirs des personnes arrêtées, on va voir ce qui va se passer. Les prochains jours vont être déterminants car il va y avoir des réactions. Un coup de filet comme ça va immanquablement provoquer des réactions.

Est-ce que Mohammed ben Salman peut amener cette «Vision 2030», avec des gestes que l’on peut percevoir comme des grandes avancées notamment pour les femmes, en occultant la question des droits de l’Homme, comme celle des prisonniers politiques ?
Je lui ai parlé de Raïf Badawi. Il m’a expliqué qu’en dehors des problèmes de blog, il y avait aussi un problème de succession et de procédure familiale complexe et que la pression internationale ne ferait pas céder le roi.
Mais je ne partage pas votre question car à mon avis les avancées semblent faibles pour nous mais elles sont importantes, pour eux, c’est le contraire. C’était le dernier pays où les femmes ne pouvaient pas conduire –il y a bien une marge de progrès mais pour eux c’était une avancée énorme. On ne peut pas complètement voir les choses de la même façon. Sur les droits de l’Homme, on ne peut pas partager leur vision : l’année dernière, il y avait un appel d’offre international car l’Arabie avait besoin de sept bourreaux car les autres étaient en burn-out… On ne peut évidemment pas partager cela, ce n’est pas acceptable. Mais il faut les inviter lentement mais surement à plus de coopération, plus d’ouverture avec plus d’universités… Ils partent de très, très loin en terme de réputation. 

«MBS» impose aussi sa touche sur la politique étrangère. Dernièrement, Saad Hariri, le Premier ministre libanais, a annoncé sa démission depuis Ryad. Est-ce une façon pour le prince héritier d’affirmer sa présence, outre la scène intérieure ?
Il fait le tour du monde en six mois, il a vu les grands de ce monde : il est allé longuement aux Etats-Unis, il est allé en Chine, dans le Caucase, en Russie… Il est hyperactif d’un point de vue diplomatique.
Le Yémen est extrêmement compliqué, la situation est d’une complexité terrible : j’admire les spécialistes qui peuvent dire qui sont les bons et qui sont les méchants désormais. Pour lui, sa position à l’égard du Yémen est qu’il ne veut pas du Hezbollah à sa frontière.
Je pense que la démission de Saad Hariri depuis Ryad, sa ville natale, n’est pas le fruit du hasard, elle ne peut pas l’être en cette période particulière. Il y a un certain nombre d’indicateurs du point de vue géostratégique depuis quelques mois, comme le rapprochement très proche avec l’Egypte, que l’Arabie a réarmé moyennant quoi l’Egypte a rendu deux îles contestées, dans la bonne humeur et la discrétion à part quelques mouvements en Egypte. Après le rapprochement avec l’Egypte, il y a celui avec Israël –des technologies israéliennes seraient utilisées pour la sécurité de La Mecque dans le cadre d’un rapprochement feutré mais existant–, et avec la Turquie : c’est un axe anti-chiites et anti-Iraniens. C’est une lecture évidente. 

Peut-on dire que ce réveil de l’Arabie Saoudite sur la scène régionale a pu être provoqué par le conflit syrien ?
Je ne crois pas à cette explication. Pour moi, le sursaut est d’abord générationnel : il y a un choc de modernité. Personne n’aime voir son image dégradée à ce point. A mon avis, plusieurs critères se sont cumulés dont le changement de politique de Barack Obama à l’égard de l’Iran, car le basculement des alliances a énormément troublé. J’étais en Arabie Saoudite à ce moment, ils se sont sentis complètement trompés et Barack Obama a eu beau expliquer que c’était une politique d’ouverture raisonnable pour la stabilité, les Saoudiens ne peuvent pas accepter l’accord sur le nucléaire iranien. L’ouverture de l’Iran au monde, voir circuler tous les grands de ce monde pour aller faire des affaires en Iran, voir l’Iran reprendre une place sur l’échiquier international, c’est juste impossible pour eux. Ca a été une cause majeure de remise en question.
Leur très mauvaise image, très dégradée, les accusations de financement du terrorisme qu’ils n’acceptent pas et qu’ils combattent –certes tardivement–, et la chute du prix du pétrole… Les trois éléments cumulés ces deux dernières années ont contribué à un sursaut. Entre deux puissances régionales comme l’Iran et l’Arabie, entre qui l’animosité est pathologique et la concurrence régionale, il faut marquer des points. Tout ce qui se passe dans la région doit être lu, à mon sens, de lutte d’influence avec l’Iran, c’est majeur dans la région. La Syrie n’est qu’un élément parmi les autres.
La lutte d’influence est tellement forte : on le voit car la distance prise avec le Qatar est à cause de ses liens avec l’Iran –les nappes de pétrole et de gaz exploitées par le Qatar sont communes avec l’Iran, ils sont bien obligés d’avoir des relations–, le conflit au Yémen à cause des minorités chiites, les révolutions à Bahreïn ce sont les chiites, les chiites peuplent les régions pétrolifères saoudiennes… 

Ce changement au sein de l’Arabie Saoudite peut-il avoir des conséquences sur les liens avec la France ?
Je nourris l’espoir secret, qui ne l’est plus car je l’écris tout le temps, que la France, qui a d’excellents rapports avec l’Iran et l’Arabie, puisse jouer un rôle de médiateur dans la région et apaiser les deux rives du Golfe. Notre sécurité l’exige : on ne peut pas ouvrir un front supplémentaire dans la région, pas avec la lutte contre le terrorisme. On a besoin de stabilité dans le Golfe, et elle ne viendra qu’avec l’apaisement des tensions entre l’Arabie et l’Iran.
Je pense que la France aura une politique indépendante à l’égard des deux pays et je pense que le président Macron, qui a annoncé qu’il irait en Iran en 2018, pourrait faire les deux rives du Golfe en même temps, et visiter les deux pays pour montrer que la France a une position indépendante à l’égard des conflits régionaux.
C’est ce prisme là qui est majeur et qui va prendre un temps fou. Mais si on ne commence pas, on ne le fera jamais. 
On n’a pas eu une politique étrangère très audible sous le mandat précédent, je pense que le président Macron aurait une position à jouer : c’est une zone stratégique, non seulement pour notre approvisionnement en hydrocarbures, mais avec toutes les zones de combat partout aussi en Afrique, les zones de non-droit créées par les Etats-Unis en intervenant partout et n’importe comment…
J’ai très peur que la politique de Trump, associée à celle de Netanyahou dans un climat très, très lourd, amène les Israéliens à faire le sale travail. J’espère que c’est une vision pessimiste mais on va reparler d’une guerre avec l’Iran à moment ou à un autre. Si Trump continue comme ça, entre les sanctions illégitimes et injustes et la résilience des Iraniens… Rohani a aussi une partie difficile à jouer, il a affaire à ses traditionalistes et aux factions les plus réservées à l’ouverture. On est sur des équilibres très précaires dans la région.